Théorie de la mesure/Tribus
Plusieurs notions mathématiques requièrent implicitement l’existence d'une « structure » sur l'espace sous-jacent. Ainsi, la notion de fonction continue requiert l’existence préalable d'une topologie, la notion de complétude d'un ensemble (ou de suite de Cauchy), dépend d'une métrique, la notion de stationnarité ou d'ergodicité en géométrie dépend d'un groupe de transformations.
Pour ce qui est des mesures, la structure sous-jacente est celle de « tribu », ou « σ-algèbre ». C'est un ensemble de parties de . Un ensemble muni d'une tribu est appelé « espace mesurable ». Il est nécessaire de munir un ensemble d'une tribu pour pouvoir effectivement mesurer ses parties, même dans le cas le plus naturel et le plus pratique où l'on veut mesurer des parties de .
Comme pour les topologies, il peut y avoir plusieurs tribus sur un ensemble, avec des relations d'inclusion.
Algèbres
[modifier | modifier le wikicode]Partons de la fin pour définir une tribu, en partant du concept même de mesure. La propriété fondamentale d'une mesure est l'additivité, qui stipule que pour deux ensembles disjoints et , . De plus, si est un sous-ensemble de et que ces deux ensembles sont mesurables et de mesure finie, on veut définir . Pour que ces deux égalités aient un sens, il faut imposer de la régularité pour une classe de mesurables :
On dit qu'un ensemble de parties de est une algèbre sur si :
- ;
- est stable par union finie : ;
- est stable par complémentation : .
Avec quelques petites manipulations, ces deux propriétés impliquent que et que est également stable par intersection finie et par complémentation au sein d'un sous-ensemble (le montrer à titre d'exercice). Cela dit, ces propriétés ne suffisent pas pour définir une tribu, mais arrêtons-nous un instant pour comprendre plus « intuitivement » ce qu'est une algèbre. Les algèbres sont des candidates pour y définir des mesures.
- L'ensemble de toutes les parties de est une algèbre sur .
- L'ensemble également.
- L'ensemble des parties de qui sont finies ou de complémentaire fini est une algèbre.
- L'ensemble des droites du plan n'est pas une algèbre, car l'union de deux droites distinctes n'est pas une droite.
Toute intersection d'une famille (finie ou infinie) d'algèbres sur X est clairement une algèbre sur X, ce qui permet la définition suivante :
Soit un ensemble de parties de . L'algèbre sur engendrée par , notée , est l'intersection des algèbres sur contenant . C'est donc la plus petite algèbre sur (au sens de l'inclusion) contenant .
- L'algèbre sur engendrée par est .
- Plus généralement, pour toute partie de , l'algèbre sur engendrée par est l'ensemble des parties de qui ou bien sont incluses dans , ou bien contiennent .
- Si est un ensemble de parties de non vides et disjointes deux à deux alors les éléments de sont les unions finies d'éléments de et les complémentaires de ces unions.
L'union de deux algèbres sur n'est pas toujours une algèbre sur . Par exemple si , l'ensemble des singletons d'entiers pairs et l'ensemble des singletons d'entiers impairs, alors contient et mais ne contient pas .
Plus généralement, si deux ensembles finis et sont non vides, alors n'est inclus ni dans ni dans , et son complémentaire ne contient ni , ni .
(Attention : ne pas confondre avec .)
Tribus
[modifier | modifier le wikicode]Une tribu (ou σ-algèbre) sur un ensemble est une algèbre sur telle que, pour toute famille dénombrable d'éléments de , la réunion soit aussi dans .
Le couple est alors appelé un espace mesurable.
Il est possible d'y définir une mesure. Naturellement, on définit d'abord la mesure d'un ensemble simple (par exemple la longueur d'un intervalle) puis on étend cette mesure à des objets plus complexes en découpant ces dernier objets en des ensembles simples. Pour recoller les morceaux une manière naturelle est d'en prendre l'union puis de mesurer cette union, il faut donc supposer notre classe stable par union. Mais une barrière fondamentale est la dénombrabilité du nombre de morceaux ; en effet, si l'on est trop gourmand et que l'on n'impose pas un découpage dénombrable on autorise toutes les parties de donc trop de parties mesurables.
Un ensemble de parties de est une tribu sur si (et seulement si) :
- ;
- est stable par union dénombrable ;
- est stable par complémentation.
Un tel ensemble est automatiquement stable par union finie car pour tous , en posant, pour tout , et on trouve : .
De même que toute algèbre est stable par intersection finie, toute tribu est stable par intersection dénombrable :
On utilise que . Chaque complémentaire est dans ; il s'agit donc d'une union dénombrable d'éléments de qui est elle-même dans et par passage au complémentaire on a bien le résultat attendu.
Une tribu sur est donc un ensemble non vide de parties de sur lesquels on peut faire une infinité dénombrable d'opérations, tout en restant dans la tribu (mais pas une infinité non dénombrable). La liberté dans une tribu est presque totale : on peut partir d'un ensemble dans , lui adjoindre un ensemble , lui retrancher un autre ensemble , passer au complémentaire… faire une infinité dénombrable d'opérations, l’ensemble résultant sera toujours dans .
- L'algèbre est une tribu sur appelée tribu discrète ou triviale. C'est la plus grande tribu sur (au sens de l'inclusion).
- L'algèbre est également une tribu, appelée tribu grossière. C'est la plus petite tribu sur .
- Plus généralement, pour toute partie de , l'algèbre sur engendrée par est une tribu.
- En revanche, l'exemple 3 d'algèbre n'est pas une tribu si est infini.
- L'ensemble de toutes les unions dénombrables de carrés du plan n'est pas une tribu. En effet, si c'était le cas, alors cette tribu serait égale à la tribu des boréliens du plan puisque tout ouvert du plan peut s'écrire comme une réunion dénombrable de carrés du plan. Or ce n'est pas possible car une droite du plan est un borélien du plan mais ne peut pas s'écrire comme une réunion dénombrable de carrés du plan, sans quoi ces carrés seraient réduits à des singletons et la droite serait dénombrable, ce qui est faux car elle est équipotente à .
Soit une tribu. Si est une suite d'éléments de alors les deux ensembles
- et
sont des éléments de .
est une union dénombrable d'éléments de donc . Ainsi, , intersection dénombrable d'éléments de , est un élément de .
Pour , le raisonnement est identique.
Opérations sur les tribus
[modifier | modifier le wikicode]De même que ci-dessus pour les algèbres, toute intersection d'une famille (finie ou infinie) de tribus sur X est clairement une tribu sur X, ce qui permet la définition suivante :
Soit un ensemble de parties de . La tribu sur engendrée par , notée , est l'intersection des tribus sur contenant . C'est donc la plus petite tribu sur (au sens de l'inclusion) contenant .
- Pour tout sous-ensemble de , .
- En particulier, .
- Si est un ensemble de parties de non vides et disjointes deux à deux alors les éléments de sont les unions dénombrables d'éléments de et les complémentaires de ces unions.
- Si est l'algèbre des parties de finies ou cofinies, est constituée des parties de au plus dénombrables et de leurs complémentaires.
De même que ci-dessus pour les algèbres, l'union de deux tribus sur n'est pas toujours une tribu sur . Par exemple si , et , alors pour toutes parties non vides et , contient et mais ne contient pas .
Soient et deux ensembles, une application de dans et une tribu sur , alors :
est une tribu sur appelée image réciproque de par .
- On a , or donc
- Soit une suite d'éléments de , donc pour tout , il existe tel que . Or on a . Mais donc
- Soit donc il existe tel que . On a or donc .
Soient et deux ensembles, une application et un ensemble de parties de . Alors, l'image réciproque de la tribu engendrée par est la tribu engendrée par l'image réciproque de , c'est-à-dire :
On montre l'égalité par double inclusion :
- : est une tribu et contient (car contient ). Elle contient donc la tribu engendrée .
- : on vérifie que l'ensemble est une tribu sur et que . On a donc et par suite , or par définition de .
Si , en appliquant la définition ci-dessus (image réciproque d'une tribu) à l'injection canonique , on obtient :
Soient un sous-ensemble de et une tribu sur . La famille :
est une tribu sur appelée tribu trace ou tribu induite par sur .
Dans le cas important où l'espace topologique est à base dénombrable, sa tribu borélienne est engendrée par une famille dénombrable de parties de . Dans le cas encore plus important où est un ℝ-espace vectoriel normé de dimension finie, on sait que les ouverts sont engendrés par les boules à rayons rationnels et dont les centres ont des coordonnées rationnelles.
En conséquence, on sait exhiber des classes génératrices faciles à manipuler en exploitant les propriétés topologiques de l'espace : la tribu des boréliens de est engendrée par les intervalles réels, les intervalles de la forme ou encore ceux de la forme , avec ou même seulement . L'espace ℝ muni de sa topologie usuelle vérifie les mêmes propriétés.
Soit une famille d'espaces mesurables. On définit la tribu produit comme la tribu sur engendrée par l'ensemble des parties où et . Autrement dit, en notant les projections canoniques :
- .
Applications mesurables
[modifier | modifier le wikicode]La fonction indicatrice d'une partie de est mesurable pour si et seulement si , et elle est même alors mesurable pour la tribu discrète sur .
- La définition de mesurabilité dépend des deux tribus considérées. Si est mesurable alors elle l'est aussi en remplaçant par n'importe quelle tribu plus grosse sur et par n'importe quelle tribu plus petite sur . Lorsqu'il y a confusion possible sur les tribus considérées pour la mesurabilité on dira que est mesurable.
- est la plus petite tribu sur rendant mesurable.
Le lemme de transport offre un premier exemple de la puissance de la notion de tribu et des économies qu'elle permet. En effet, dans le cas où la tribu à l'arrivée est engendrée par une classe , par le lemme de transport, pour montrer que est mesurable, il suffit de montrer que . Cette remarque est beaucoup utilisée en pratique puisque les espaces mesurables usuels sont munis de tribus engendrée par des classes avec de très bonnes propriétés, comme le montre l'exemple suivant. On cherchera toujours à générer une tribu par des ensembles simples, maniables et en nombre restreint.
Puisque l'image réciproque d'un ouvert par une application continue est un ouvert,
et le lemme de transport permet de conclure.
Soit une famille d'espaces mesurables. La tribu produit est la plus petite tribu sur rendant mesurables les projections canoniques .
Une application est mesurable si et seulement si ses projections, les applications coordonnées , sont mesurables.