L'écoumène numérique/Qu'est-ce que l'anthropologie ?
Le mot anthropologie, comme de nombreux mots et concepts utilisés en sciences humaines et sociales, est polysémique. Ce qui veut dire qu'on peut le définir de manières différentes, s’il n'est pas associé à un adjectif ou tout autre complément d’information.
Au niveau de ses origines étymologiques, le mot anthropologie se décompose en deux parties. La première, « anthropo- » est un préfixe issu du mot en grec ancien « ánthrôpos » qui se traduit par le mot « humain », tandis que la seconde : « -logie » est un suffixe qui fait référence au mot « lógos », toujours issu du grec ancien, et qui se traduit communément cette fois par le mot « discours ». D'une manière générique et lorsqu'il est utilisé de manière isolée, la définition du mot anthropologie la plus proche de ses racines étymologiques peut donc correspondre à un « discours sur l'être humain ».
Or, il faut bien reconnaître que l'on peut développer un discours sur l'humanité de nombreuses manières et en adoptant de nombreux points de vue. On peut le faire en se concentrant sur l'évolution physique et biologique du genre Homo à travers les âges, comme on le fait en « anthropologie physique » ou le faire uniquement concernant les personnes vivant au même titre que la médecine, ou encore en focalisant sur leurs psychés à la manière des psychologues. Ceci alors que les sociologues préféreront quant à eux axer leurs discours sur l'organisation sociale des groupes humains contemporains, les économistes sur leurs organisations économiques, les politologues, sur les aspects politiques, etc.
Dans le milieu universitaire cependant et malgré tout ce qui vient d'être dit, il est très courant, que le simple terme anthropologie soit utiliser pour parler d'anthropologie sociale et culturelle, ou autrement dit d'une discipline qui s'intéresse à l'humain sous le prisme de la culture et du social et pas seulement, précisons-le, dans une perspective contemporaine.
Afin d'étudier les aspects culturels et sociétaux des peuples humaines, le chercheur en anthropologie sociale et culturelle, le socio-anthropologue diront certains, ont pour habitude de recourir à l'ethnographies. Il s'agit là d'une pratique dont le but est de produire des observations et des analyses dans le cadre dune participation active à la vie quotidienne des communautés étudiées. Cette méthode d'acquisition du savoir, est de faite très prisée en anthropologie et se désigne couramment par l'expression « observation participante ». Quant à la discipline qui consiste à analyser et comparer les travaux ethnographiques, elle s'appelle l'ethnologie et son objectif consiste à produire des théories plus générales sur l'être humain selon une approche qui se veut plus englobante et souvent pluridisciplinaire.
Car il faut tenir compte que l'ethnographie et l'observation participante sont des pratiques relativement récentes au regard du temps d'existence des êtres humains sur terre. Le terme ethnographie fut de fait imaginé en 1767 par Johann Friedrich Schöpperlin[1], alors que l'observation participante, en tant que méthode scientifique, n'aurait été expérimentée pour la première fois que de 1879 à 1884 par Frank Hamilton Cushing (1857-1900) au sein du peuple amérindiens zuñi de Nouveau-Mexique. C'est ainsi suite à ces cinq ans d'observation que chercheur finit par publier dans la revue Popular Science au cours de l'année 1882, un article intitulé The Zuni Social, Mythic, and Religious Systems[2].
Bien avant cela et au cours de l'année 1800 cette fois, Joseph-Marie de Gérando (1772-1842), un philosophe reconnu à ce jour comme l'un des précurseurs de l'anthropologie moderne, avait déjà publié au sein du journal de la société des observateurs de l'homme un autre article qui semblait déjà faire les éloges de l'observation participante. Son texte avait pour titre : Considération à suivre dans l'observation des Peuples sauvages et dans cet écrit tout à fait remarquable pour l'époque, on pouvait y lire que : « le premier moyen pour bien connaître les Sauvages, est de devenir en quelque sorte comme l'un d'entr'eux[3] ; et c'est en apprenant leur langue qu'on deviendra leur concitoyen »[4].
Ceci étant dit, il fallut toute fois attendre le début du 20ᵉ siècle pour que l'observation participante devienne une pratique populaire en anthropologie sociale et culturelle. À l'origine de cet engouement, il y eut sans aucun doute la parution de l'ouvrage de Bronislaw Malinowski (1884-1942) intitulé : Les Argonautes du Pacifique Occidental[5]. Publié en 1922, cet ouvrage permis effectivement à l'anthropologue polonais, d'expliquer comment il avait, des années durant, observé et partagé le quotidien des Trobriandais de Nouvelle-Guinée.
Environ trois cents ans de pratique de l'ethnographie et de l'observation participante ont ainsi permis de récolter une importante quantité d'informations sur la vie sociale et culturelle des communautés humaines. Cependant, 300 ans d'analyses, représente bien peu de chose lors que l'on sait que les plus anciens fossiles de l'espèce Homo sapiens retrouvés sur le site de Djebel Irhoud sont datés d'environ 300 000 ans avant notre ère[6]. On comprend donc mieux pourquoi les socio-anthropologues en arrivent à s'intéresser aux travaux des historiens pour pouvoir traiter des faits qui remontent bien au-delà de la période étudiée par la recherche ethnographique.
Pour ce faire, l'anthropologie sociale et culturelle s'intéresse alors aux nombreux récits d'explorateurs, conquérants, colonisateurs, et autres aventuriers qui ont pris la peine de décrire la vie des peuples qu'ils ont rencontrés. Ce à quoi on peut aussi ajouter tous les documents produit par d'autres personnes lettrées de tous genres, qui ont pris le soin de décrire leurs propres cultures. Grâce à tous ces textes et selon les sujets qu'ils traitent, on peut alors confronter les données ethnographiques contemporaines à des observations plus anciennes, dans le but de développer une argumentation plus solide lors de la création de nouvelle théories ou voir dans certain cas, remettre en question celles qui sont déjà existantes.
Mais à nouveau, les plus anciens écrits déchiffrés à ce jour, qui furent retrouvés en Mésopotamie sur des tablettes en argiles, sont datés de 3 500 ans av. J. -C.[7]. Ce qui signifie donc que l'histoire, en tant que période, couvre seulement 1 % de l'existence de l'humain sur terre. Les 99 % restant faisant finalement partie de ce que l'on appelle couramment la préhistoire, soit une époque qui se termine avec l'invention de l'écriture et que l'on étudie généralement au départ de traces humaines retrouvées lors de fouilles ou suite à l'exploration de zones peu accessibles.
Ces traces sont des os, des dents ou autres restes humains ayant résisté à la dégradation par le temps, ainsi qu'un ensemble d'objets fabriquées par l'homme, que l'on appelle artefacts. Parmi ceux-ci, on retrouve une diversité pouvant aller du simple éclat de pierre à des édifices de grandes complexités, en passant par tout un ensemble d'outils fabriqués dans des matières imputrescibles. Et c'est alors à l'archéologie que revient la tâche d'en faire la récolte, l'inventaire et l'analyse, avec pour objectif de produire des affirmations et théories sur le passé des êtres humains et sans que ce passé ne se limite à la préhistoire.
Malheureusement en absence d'observation directe et de participation et lorsque les documents écrits font défaut, il peut alors apparaitre un biais d'interprétation que décrit Marshall Sahlins explique en ces termes :
« cette tendance à privilègie, à des fins analytiques, la technologie primitive, tendance aussi erronée, croyons-nous, qu'enracinée, car en exagèrant grossièrement l'importance de l'outil et minimisant celle du savoir-faire, on est conduit corrélativement à concevoir les progrès de l'homme - depuis les singes anthropoïde jusqu'aux empires de l'Antiquité - comme une série de petite révolution industrielles amorcées, chacune, par la découverte de nouveaux outils ou de nouvelles énergies. »[8]
Ensuite, lorsqu'il s'agit de temps plus reculés encore, où les traces de l’existence humaines se limitent à la présence de fossiles, c'est alors à la paléoanthropologie que revient la tâche d'étudier le passé des êtres humains. Ceci avec parfois une aide précieuse apportée cette fois par la paléogénétique au même titre que l'archéogénétique viendra au secours des archéologues.
En 2014 par exemple, un séquençage complet du génome de l'homme de Ust-Ishim, un Homo sapiens décédé il y a 45 000 ans dans une vallée de Sibérie, permis de découvrir que cet homme était physiquement très proche de notre apparence actuelle. À tel point que selon les estimations de Jean-Jacques Hublin, paléoanthropologue à la Société Max-Planck pour le développement des sciences, son « visage est celui d'une personne que vous pourriez aisément croiser dans le métro ou dans la rue »[9].
Une telle découverte, permet dès lors de supposer que les changements sociaux et culturels qu'a connu notre humanité depuis 45 000 ans ne sont probablement pas dû à des changements génétiques, mais plutôt à des changements sociaux et culturels résultant de variations au niveau des comportements, habitudes, coutumes et de l'évolution du savoir transmis de générations en générations. Car il est vrai que chez les humains, ce transfert intergénérationnel que l'on désigne communément par le mot « culture » est extrèment développé par rapport aux autres êtres vivants.
Cette faculté serait particulièrement développée en raison du caractère altriciale du cerveau humain dont le développement des capacités cognitives s'effectue en grande partie après la naissance[10]. Selon les recherches sur la stabilisation sélective des neurones[11], que l'on peut illustrer par l'incapacité des enfants sauvages de récupèrer un retard cognitif[12]. une compétence cognitive génétiquement présente chez le nouveau né qui n'est pas stimulée disparait à jamais. Un nouvel argument de taille donc en faveur de l'importance que l'on doit accorder à la culture dans cadre de l'étude des êtres humains.
Malheureusement, si les récoltes minutieuses et abondantes d'informations produites par les ethnographes permettent d'étudier en détails les variations sociales et culturelles des peuples, on ne peut en dire autant des textes anciens et encore moins des informations récoltées par les archéologues et paléoanthropologues. Car plus on remonte dans le temps, plus l'information devient lacunaire et insuffisante pour établir des théories inébranlables sur les changements sociaux et culturels apparus chez l'homme. Il devient alors tentant d'utiliser les travaux contemporains produit par les ethnographes et ethnologues au sujet des communautés de chasseurs-cueilleurs pour établir des analogies avec les organisations sociales et culturelles des peuples préhistoriques vivant à l'époque paléolithique, du mésolithique et du néolitique.
Une nouvelle forme de pluridisciplinarité se met donc en place pour permettre cette fois d'apporter des significations sociales et culturelle aux objets et traces récoltées par l'archéologie et la paléoanthropologie. Ceci alors qu'en contrepartie, les informations récoltées par ces disciplines ainsi que celles produites par la génétique sont généralement plus fiables et objectives que celles obtenues par le biais d'interviews ou de compte rendu d'observation. À l'image des sources primaires les traces laissées par l'homme, y compris dans son code génétique, resteront toujours plus objectives qu'un discourt rapporté qui toujours, sera sujet à une interprétation subjective.
Produire un discours complet sur l'être humain implique donc de faire un recoupement entre tous ces savoirs récoltés. Ceci notamment pour éviter toute spéculation, fabulations ou falsification d'un passé dans le but de justifier une idéologie présente. Bon nombre de ces fabulations et falsification sont d'ailleurs actuellement découvertes grâce aux nouvelles informations fournies suite au progrès de la génétique, des techniques de datation, de télédétection et autres.
En anthropologie, il faut donc toujours garder un regard critique sur les arguments et théories qui y sont produits. C'est n'est pas une science exacte. Pour bien l'accomplir, il faut donc faire preuve d'une grande rigueur au niveau de la logique et de l'analyse des faits durant la construction des arguments qui permettent de produire certaines théories.
Références[modifier | modifier le wikicode]
- ↑ Hans Vermeulen, Early History of Ethnograph and Ethnolog in the German Enlightenment: Anthropological Discourse in Europe and Asia, 1710–1808, Leiden, Privately published, 2008
- ↑ Frank Hamilton Cushing, « The Zuni Social, Mythic, and Religious Systems », dans Popular Science Monthly Volume 21 June 1882 (lire en ligne)
- ↑ Mot retranscrit tel-quel dans son orthographe ancienne.
- ↑ Joseph-Marie de Gérando, Considérations sur les diverses méthodes à suivre dans l'observation des peuples sauvages, 1800 [lire en ligne]
- ↑ Malinowski, Bronislaw, Les argonautes du Pacifique occidental, Gallimard, 1963 (OCLC 954049132)
- ↑ Jean-Jacques Hublin, Abdelouahed Ben-Ncer et al., New fossils from Jebel Irhoud, Morocco and the pan-African origin of Homo sapiens, Nature, juin 2017
- ↑ Jean-Jacques Glassner, Écrire à Sumer, l'invention du cunéiforme, Paris, Éditions du Seuil, 2000, 304 p. (ISBN 2-02-038506-6), p. 65
- ↑ Marshall Sahlins, Âge de pierre, âge d'abondance. L'économie des sociétés primitives, Editions Gallimard, 2017-03-16 (ISBN 978-2-07-271180-0)
- ↑ Jean-Jacques Hublin, « Une nouvelle découverte remet en cause l'évolution de l’Homo sapiens », sur National Geographic, (consulté le 6 octobre 2022)
- ↑ Joel Candau, « Altricialité », Anthropen, 2018-09-08 (ISSN 2561-5807) [texte intégral lien DOI (pages consultées le 2022-12-02)]
- ↑ Jean-Pierre Changeux, Philippe Courrége et Antoine Danchin, « A Theory of the Epigenesis of Neuronal Networks by Selective Stabilization of Synapses », Proceedings of the National Academy of Sciences, vol. 70, no 10, 1973-10, p. 2974–2978 (ISSN 0027-8424 et ISSN 1091-6490) [lien PMID lien DOI]
- ↑ Lucienne Strivay, Enfants sauvages: approches anthropologiques, Gallimard, 2006 (ISBN 978-2-07-076762-5)