Recherche:Imagine un monde/Conclusion

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Quand Wikimédia imagine un monde
Chapitre de conclusion du travail de recherche Imagine un monde

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Au travers de cette vision d'un monde où tous les êtres humains seraient libres et égaux, dans le partage de toutes les connaissances, le mouvement Wikimédia s'inscrit donc implicitement dans un processus de démocratisation d'une science entendue comme connaissance qu'un individu possède ou peut acquérir par l'étude, la réflexion ou l'expérience. Et comme cela a été vu en détail, les activités du mouvement Wikimédia ne se limitent pas strictement au simple partage de la connaissance, mais s'étendent bien à toute l'organisation sociale, politique et économique de millions d'êtres humains rassemblés dernière une mission commune de libre partage. Une mission telle un projet unique, mais de première importance, puisque sur la connaissance repose le jugement, et que du jugement découle le choix politique, et par conséquent toutes les décisions prises sur la manière de vivre ensemble et avec le reste de la nature.

Or, depuis 2016, et notamment suite à l'élection de Donald Trump, ne parle-t-on pas déjà d’une ère post-factuelle et de politiques de la post-vérité, pour signaler qu'aujourd'hui, les émotions et opinions personnelles prennent parfois plus de place dans l'argumentation politique que les faits et connaissances ? Face à ce constat et suite à la venue d'un système informatique propice à la diffusion de propagande ainsi qu'au contrôle et à la surveillance de ses utilisateurs, le mouvement et le projet apparentés à la culture libre et dont le mouvement Wikimédia se voit l’héritier direct illustrent donc une manière de vivre ensemble très inspirante pour le reste du monde. Au niveau du projet Wikipédia tout comme au regard du projet Debian, pour ne prendre que ces deux exemples, les preuves quant à l'efficacité économique et politique du modèle libre ne sont effectivement plus à fournir.

En prenant place dans un écoumène numérique, dont la complexité n'a rien à envier à celle de l'urbanisation de son homologue terrestre, le mouvement Wikimédia plus que tout autre en raison de sa présence dans le top 50 des sites les plus visités au monde, doit donc être vu comme une source d'enseignements. Avec sa myriade de projets et d'organisations, son grand nombre d'acteurs aussi divers que les groupes qu'ils créent, Wikimédia contraste effectivement fortement avec ce dont on est habitué à voir dans la plupart des organisations étatiques et privées.

Dans ce mouvement, chaque personne et entité active bénéficie en effet d'une très grande autonomie politique, sans que cela ne fasse disparaitre pour autant l'existence d'une vision, d'une mission et de projets collectifs. Tandis qu'avec sa hiérarchie et sa gestion de l'autorité extrêmement diffuse et pratiquement démunie d'imbrications coercitives en cascade, comme cela s'observe au niveau de l'Europe, le mouvement apparait finalement comme une nouvelle manière de faire démocratie bien plus authentique que tout ce qui s'observe dans le reste du monde.

Le fonctionnement en ligne du mouvement Wikimédia remet ensuite en question toute l'organisation de l'économie humaine en déconstruisant complètement la notion de marché et d'emploi qui apparaissent pourtant de nos jours comme deux dogmes essentiels sur lesquels repose une bonne part de l'organisation sociale humaine. Ceci alors que, toujours dans sa sphère numérique où tout est basé sur le partage et la bonne volonté, le copyleft présent dans la licence CC.BY.SA et adopté par le mouvement permet aussi de bloquer toute tentative d'appropriation de contenu produit par la communauté. Au niveau hors-ligne en revanche, et ce sans doute en raison d'une plus forte coercition du système capitaliste ambiant, le salariat, la notion de don et la logique de marché ont réussi malheureusement à frayer leur chemin. Mais sans pour autant que cela se fasse de manière débridée, comme en ont témoigné les nombreuses interventions d'une communauté bénévole en ligne qui ont toujours eu le dernier mot face à de multiples situations de dérive.

Même si elles furent parfois de grandes ampleurs, toutes ces crises et tensions n'ont finalement jamais mis à mal l'organisation Wikimédia, qui jusqu'à ce jour et au niveau de son projet encyclopédique pour le moins, empêche toujours toute forme de concurrence, y compris en provenance des acteurs les plus puissants du monde informatique. Ceci alors que paradoxalement, le mouvement ne se prive pas pour autant de développer des partenariats avec certains acteurs commerciaux. Toutes ces observations permettent donc de voir dans la gestion économique Wikimedia une organisation complexe, conflictuelle et bien sûr améliorable, mais qui au final est très respectueuse et très profitable pour les acteurs humains et institutionnels qui s'y voient impliqués.

L'organisation économique Wikimédia fait ainsi revivre la notion de commun malmenée au cours de l'histoire. La théorisation de la tragédie des biens communs, la chute du communisme en Europe et la crise de la gauche dont on parle aujourd'hui, ont en effet joué en faveur d'un imaginaire collectif plus propice à l'individualisme égoïste et à l’essor du capitalisme. Sauf que suite aux travaux de Elinor Ostrom, la preuve fut établie qu'en matière de tragédies, ce n'est pas la notion de commun qu'il faut remettre en cause, mais bien la gestion que l'on en fait, et ce, au même titre qu'une mauvaise gestion d'un capital privé conduit à sa perte.

Quant à l'idée d'un communisme politique basé sur une « dictature du prolétariat » on a bien dû se rendre compte que le terme dictature, même s’il fut utilisé par provocation au départ, aura regrettablement été pris au pied de la lettre par certains partis. Ceci alors que ce que nous propose le mouvement Wikimédia est une alternative beaucoup plus saine et basée cette fois sur un autre slogan dont la formule pourrait être une « conjoncture du bénévolat » développée au sein d'un régime wikicratie. Ou pour le dire autrement, une philosophie politique qui limite la prise d'un pouvoir coercitif par une élite ou une minorité quelconque, tout en présentant la bonne volonté et la bienveillance comme moteur de l'action sociale.

D'un point de vue technique, cela se traduit par une grande transparence au niveau des actions, couplée à un grand respect de la vie privée des acteurs qui arrivent à garder le contrôle de leur environnement, tout en veillant à ce qu'aucune forme de dérive technique, politique ou économique ne puisse nuire au bien-être de la communauté. De ceci résulte la construction d'un espace de travail collaboratif et numérique des plus puissants en matière de diffusion du savoir, mais aussi et même surtout, en matière d'organisation sociale.

Tous les systèmes d'archivages, de notifications, d'indexations, de recherches, de discussions, et d’entraide mis en place par le mouvement Wikimédia et qui ne cessent de s'améliorer avec le temps, ont effectivement abouti à une collaboration humaine unique dans le secteur associatif et non lucratif puisqu'elle s'articule au niveau de millions d'acteurs répartis sur l'ensemble de la planète. Contrairement aux multinationales du monde informatique, le mouvement Wikimédia offre donc à ses membres une expérience numérique tout à fait démocratique, tant au niveau de l'accès du contenu qui s'y trouve produit, que du respect de la vie privée et de la participation aux prises de décisions politiques et stratégiques qui les concernent.

Le mouvement Wikimédia enfin, ne manque pas non plus de remettre en question les systèmes traditionnels du partage de la connaissance centralisés par les établissements d'enseignements et les maisons d'éditions qui les surplombent. Car dans les faits, bon nombre de pratiques perpétuées dans les universités et écoles sont contre-productives en matière de partage et contre-indiquées aux vues de nombreuses recommandations épistémologiques. C'est là en effet une situation particulièrement regrettable au niveau des sciences sociales qui semblent être restées bloquées à l'âge du papier, devant tant de possibilités offertes par le numérique. Ceci alors que dans toutes les disciplines confondues, la dérive de la mission de recherche et d'enseignement est telle qu'il ne s'agit plus de produire un lieu d’émancipation démocratique mais bien d'assurer le développement d'un marché lucratif.

Face à une telle situation, cette thèse de doctorat réalisée en toute transparence et de manière dialogique avec les acteurs de son terrain d'étude - auxquels on accorde une attention et un respect d'égal à égal, apparait donc comme un signal fort sur la nécessité d'adopter des pratiques scientifiques permettant d'éviter toute forme de violence épistémique. Vis-à-vis des lecteurs, ce sont ensuite toutes les clauses d'exclusivité qui doivent être signées dans la plupart des maisons d'éditions avant la publication d'un ouvrage que l'on fait disparaitre. Dans une approche diamétralement opposée, prend alors place une liberté et gratuité d'accès et de traduction automatique au départ d'un simple navigateur Web, avant une impression augmentée de QR code, ou un partage sous toutes les formes y compris commerciale. Ce avec pour seule condition d'en citer les auteurs et d'en maintenir le libre d'usage.

En écrivant ce travail de recherche au cœur même de la partie en ligne du mouvement social qu'il étudie, ce fut aussi l'occasion de démontrer que de nouvelles pratiques et méthodes de recherche sont possibles dans le but de s'approcher un peu plus de ce que l'on peut attendre d'une science en matière d'authenticité et de réfutabilité. Plus question ici de se cacher derrière un pacte ethnographique ou autre, ni de bénéficier d'une prétendue autorité selon laquelle seule une certaine élite aurait droit à la parole en matière de critique. Tout à l'inverse, il s'agit ici d'inviter tout un chacun, à commencer par les personnes dont on parle, à donner leur avis publiquement sur le travail accompli. Ce qui est une nouvelle façon somme toute de renforcer l'authentification des faits tout en offrant la possibilité aux personnes les plus expertes des sujets traités, puisqu'elles s'y trouvent au plus proche, de réfuter l'argumentaire de la recherche sur base d'informations qui n'auraient pas été mobilisées par celle-ci.

Suite à cette expérimentation scientifique que représente enfin ce travail de recherche, mon souhait serait donc qu'il puisse servir d'exemple ou pour le moins inspirer d'autres recherches sur la voix de la démocratisation et du respect des acteurs de terrain, et du droit que devraient pouvoir exercer tous lecteurs de remettre en cause le travail accompli. Bien entendu, il ne s'agit là que d'une première proposition qui devra sans doute être rediscutée et améliorée, d'un côté au regard des nécessités spécifiques à chaque discipline, et de l'autre, en fonction de possibles oublis de ma part ou de nouveautés offertes par le numérique. Et ceci toujours dans le but de relever les nombreux défis épistémiques auxquels, les sciences sociales sans doutes plus que les autres, sont confrontées depuis toujours.

Pour le reste, ce travail de recherche apparait ensuite telle une invitation à poursuivre d'autres travaux au sein de cet incroyable espace d'observation de l'activité sociale humaine que représente le mouvement Wikimédia, et ce au même titre finalement que tout autres espaces de sociabilisation propices à l'archivage et librement accessibles situés sur l'espace Web ou dans tout autre espaces numériques. Car l'espace informatique, loin d'être un espace virtuel ou fictif comme nous avons pu le constater, représente bel et bien un formidable terrain d'expérimentation des possibles en matière d'organisation humaine.

Pour peu qu'on lui accorde toute l'importance qu'il mérite, l'écoumène numérique, qui selon moi en arrive à rivaliser avec son homologue géographique quant aux enjeux qui s'y trouvent et qui concernent l'avenir de nos sociétés, doit en effet devenir un terrain d'exploration scientifique indispensable si l'on veut appréhender pleinement le monde de demain. Or, force est de constater qu'en sciences sociales, et en socio-anthropologie dans tous les cas, peu de gens s'y intéressent vraiment. Ceci alors que comme le prouve ce présent travail de recherche, au niveau de la gestion des biens non rivaux, c'est bien au sein de l'espace numérique que se situent les plus grands enjeux, alors qu'au niveau de l'organisation du vivre ensemble, on peut aussi trouver certaines réponses aux crises que doit surmonter notre société mondiale et numérique en plein bouleversement.

Poursuivre ici ce débat sur l'avenir des sociétés humaines dépasserait malheureusement le cadre fixé pour ce travail de recherche dont l'objectif principal était d'aborder de façon holistique mais non exhaustive la présentation du mouvement Wikimédia sur base de recherche historique, et d'analyses ethnographiques. Même s’il est évident que l'expérience Wikimédia appelle à produire de nouvelles analyses sur la société globale et numérique de demain, je préfère donc à ce stade où je pense avoir livré la totalité de mes observations, analyses et réflexions sur ce mouvement, mettre un point final à ce travail de recherche.

Ceci étant dit, mon immersion dans l'univers Wikimédia et l'écoute de nombreuses dissertations d'anthropologues au sujet de nos origines, que j'imagine aisément inspirées par les défis que nous imposent les changements sociétaux, écologiques et climatiques actuels, m'ont déjà poussé à entamer un autre travail d'écriture que je préfère poursuivre en dehors de cette thèse de doctorat. Il s'agit cette fois de parler de certains imaginaires collectifs qui semblent être emprisonnés par quelques dogmes fallacieux, jusqu'à empêcher les êtres humains à s'épanouir dans un monde de bienveillance, de partage et de consensus. Un toute autre travail de recherche en anthropologie prospective, dont on peut déjà pressentir l'influence de l'expérience Wikimédia, et auquel je réserve ce titre provisoire qu'est : L'imaginaire comme déni de la réalité.


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