Présentation de la sociologie interactionniste d'Anselm Strauss/Strauss et l'interactionnisme symbolique

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Strauss et l'interactionnisme symbolique
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Chapitre no 1
Leçon : Présentation de la sociologie interactionniste d'Anselm Strauss
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Considéré comme l'une des figures emblématique de l'interactionnisme symbolique américain, Anselm Strauss a construit une œuvre qui se démarque par sa clarté et sa cohérence. Proche du terrain, opérationnelle, accumulant progressivement des concepts bien construits qui composent entre eux un vaste ensemble théorique, constituée d'enquêtes empiriques précises, se limitant à des recherches qui sont positionnées dans un espace méthodologique relativement clair, la sociologie de Anselm Strauss peut à juste titre, revendiquer l'appellation que certains lui ont donnée, de « sociologie robuste », (Strauss, 1987, p 20).

Pour comprendre ce qui a permis à sa sociologie d’être un travail reconnu, il est nécessaire de la repositionner dans le contexte si particulier de l'Amérique des années 1960. Car si la sociologie de Strauss paraît si avenante, c’est peut-être avant tout parce quelle s’inscrit dans un parcours universitaire et personnel « sans faute ». Strauss a en effet su rester très attentif, et réactif, à l'environnement académique qui dominait son époque. Et il arrive à la sociologie dans un contexte beaucoup moins éclaté et disparate qu’il ne l'est actuellement. La sociologie américaine, après la seconde guerre mondiale, nous offre l'image d'un « terrain commun de luttes intellectuelles »[1]. Bien institutionnalisée, elle fait montre d'une entente suffisamment large pour s'assurer un large écho auprès de la société américaine. La preuve : elle conquiert au fil des années, un prestige au sein de certains cercles intellectuels et institutions publiques et privées, qui est de plus en plus important[2]. Mais cela n'empêche pas que sur le plan théorique et méthodologique, s'il nous est permis de la dépeindre à grands traits[3], elle est tiraillée entre deux courants théoriques qui bien qu'assez homogènes, sont fortement opposés l'un à l'autre.

  • L'un a déjà acquis une certaine maturité, et reste fortement empreint de la sociologie du XIXe siècle. Dominé par des penseurs emblématiques comme Talcott Parsons, ou Robert K. Merton, il se caractérise par une défense parfois excessive du positivisme, de la quantification, et par la mise en œuvre de modèles théoriques abstraits qui privilégient en priorité les analyses macro-sociales. Il jouit en outre dans le champ sociologique d'une grande popularité, rassemblant sous sa bannière une grande partie des sociologues qui exercent et publient. Bref, il a acquis en peu de temps une position de « quasi-monopole ». De plus, si l’on s'aventure en dehors des frontières de son champ théorique, la portée opératoire de ses travaux permet aux sociologues qui s'en réclament, de participer activement à des contrats de recherche privés et publics. Revers de la médaille, ce courant va de ce fait rapidement se conformer, sur le plan idéologique et politique, aux attentes de la société américaine.
  • L'autre, l'interactionnisme symbolique, est un courant minoritaire qui prend le contre-pied de cette sociologie, et qui s'attaque à ses bases de façon méthodique et bien organisée. On ne saurait donc comprendre pleinement l'interactionnisme symbolique sans se référer à cette dimension « contestataire », à ce mouvement de rejet qui va réunir dans un même élan bon nombre de sociologues insatisfaits par la domination de la sociologie mertonnienne ou parsonnienne sur la sociologie américaine. Car là où les sociologues fonctionnalistes voient une société structurée, réifiée, relativement statique à court terme, composée d'acteurs guidés ou contraints par des normes et des valeurs qui découlent de phénomènes structurels, les sociologues interactionnistes vont édifier, à partir d'observations minutieuses et systématiques, une vision alternative beaucoup plus souple, qui se focalise en priorité sur la construction continue de l’ordre social par les individus, et qui se recentre d'avantage sur les interactions entre des sujets.

La plupart de leurs travaux dénotent une telle opposition :

  • Quand les sociologues structuro-fonctionnalistes conçoivent la société comme un système structuré par l'adéquation logique d'un ensemble de statuts à un ensemble de rôles, les interactionnistes insistent au contraire sur la complexité de ces rôles, en étudiant la distance que l'acteur peut jouer par rapport à ceux-ci et le caractère dynamique et souple de l'organisation formelle (Erving Goffman, 1974).
  • Ensuite à la vision mécaniste et réifiée des organisations, censées être régies par des règles formelles et maintenues par une communauté d'intérêts qui lie les acteurs entre eux, ils opposent un tableau social qui insiste sur le caractère dynamique et négocié de l'interaction sociale ; montrant en cela que l’ordre social n’est pas le simple résultat d'une détermination structurelle, mais le résultat de processus complexes, où chaque acteur participe à la représentation de la situation dans laquelle il est engagé; et où le déroulement de l'interaction n'est jamais figé, mais sans cesse réadapté, réinvesti, négocié, et donc, bien plus le fait de savoir-faire, de conflits, de négociations, de divergences d'intérêts, de tensions affectives, que la conséquence de l’application de règles strictes et fonctionnelles – souvent ignorées d'ailleurs, par les acteurs auxquelles elles sont censées s'appliquer (Strauss, 1963).
  • La notion de déviance fera également l’objet de travaux exploratoires importants. Ceci n'a rien d'étonnant car son traitement, dans le modèle fonctionnaliste, se faisait plus ou moins par défaut. Pendant longtemps en effet, la déviance se définissait comme la réalisation effective d'un comportement individuel non conforme au rôle attendu, ou entrant en conflit avec les normes en vigueur au sein d'un groupe. Elle était envisagée à cet égard, comme un simple état pathologique. Les sociologues insistaient beaucoup sur son « étiologie » dans une perspective quasi-médicale. La seule différence avec une approche clinique, c’est qu’ils admettaient volontiers l’existence de déterminants sociaux, psychologiques et environnementaux, ou éventuellement, pour les utilitaristes, la prépondérance des stratégies rationnelles (Albert Ogien, 1995). Fort logiquement, la déviance présentait donc au niveau théorique un intérêt limité, elle était considérée comme un simple artefact, perturbant temporairement l'équilibre du système social. La finalité des stratégies sociales mises en place pour la canaliser était dans cette optique parfaitement compréhensible, elles visaient à assurer la pérennité et la stabilité du système social, mises en danger par les comportements déviants. En résumé, la déviance était une sorte de « singularité » n'ayant guère de fonction ; et une fois les déviants écartés, leur sort semblait ne pas présenter trop d'intérêt, il valait mieux se concentrer sur la prévention, et l'étude des causes de la déviance. Les interactionnistes vont renverser cette perspective. D'abord ils dévoilent comment les procédures de mise à l'écart et de redressement s'effectuent dans la réalité, en étudiant les institutions qui en ont la charge, et en insistant sur le fait qu’elles sont beaucoup plus complexes qu'on pourrait le croire au premier abord (ils montreront notamment l'importance du rôle de la famille dans le processus d'enfermement psychiatrique), (Goffman, 1968). Ensuite, ils montrent que la déviance n’est pas le simple résultat d'une action individuelle, mais plutôt la conséquence d'un processus interactif qui engage à la fois les déviants et ceux qui vont les désigner comme déviants (Howard Becker, 1963). Et à cet égard, non seulement, la déviance engage des individus dans des pratiques ritualisées et culturelles, mais en outre, les processus de construction des normes d'un groupe, et de construction de la déviance dépendent l'un de l'autre à travers un processus de désignation et de catégorisation sociale qui échappe au contrôle individuel des acteurs[4]. Face à un modèle fonctionnaliste homogénéisant et exagérément optimiste, les interactionnistes choisissent donc de montrer l’envers du décor. Ils favorisent pour cela des sujets marginaux, comme les fumeurs de cannabis et les musiciens (Becker, 1963), ou des sujets choquants qui dévoilent de manière brutale la souffrance que la société impose aux marginaux, exclus et autres laissés pour compte (Strauss, 1965, Goffman, 1975). Indépendamment de la portée théorique de leurs travaux, il s'agira ici pour eux de dénoncer d'une manière détournée, la face cachée d'une Amérique qui ignore ses aspects les moins glorieux. Bref, ils s’engagent là où la sociologie parsonnienne ne s'aventure pas.
  • Enfin, sur le plan méthodologique, ils reviendront aux principes de l'école de Chicago, en réhabilitant les méthodes d'observation qualitatives et inductives (bien qu’ils ne rejettent pas pour autant la pertinence au cas par cas, des études quantitatives).

Si l'interactionnisme symbolique s'est construit en opposition à la théorie fonctionnaliste, ou du moins, en rassemblant des sociologues unis dans la volonté d’en proposer un dépassement crédible, il n’est pas pour autant parti de rien. Il a en effet mis en place un corpus théorique et méthodologique, en s'appuyant sur une longue tradition sociologique et philosophique préexistante qui est axée autour de la pragmatique et de l'empirisme : l'école de Chicago. Parmi les grands noms de cette école, on peut citer John Dewey, un des auteurs phares de la philosophie pragmatique américaine du début du siècle, qui influencera Strauss. Il privilégie la méthode expérimentale et la conception instrumentaliste dans la recherche de la vérité. Sa thèse centrale repose sur l’idée que les concepts sont toujours des hypothèses qu’il faut mettre à l'épreuve, et par conséquent, les idées scientifiques et les idées quotidiennes sont fondées sur l'expérience, et donc sur les échanges quotidiens des individus avec leur environnement. Dans le même ordre d'idées, Georges H. Mead montre dans les années 1920 que l'identité individuelle résulte partiellement des interactions sociales dans lesquelles l'acteur est immergé. En d'autres termes, ces philosophes affirment que les concepts, les idées, les théories sont issus de l'expérience individuelle et sociale, des interactions des individus entre eux et des interactions avec leurs environnements[5]. Du point de vue de la théorie de l'action, Dewey souligne également l'importance de l'habitude dans la structuration de l'action et des représentations ; ce qui le conduit à rejeter l’idée d'un comportement résultant d'une succession mécanique d'actions guidées par des choix, pour y substituer l’idée d'une action mise en forme progressivement au cours des interactions de l'individu avec son environnement (Guillaume Garreta, dans Ogien, 2002). Les actions s'inscrivent alors dans un rapport contextuel entre les individus et leur environnement, elles sont vaguement déterminées, plus ou moins inscrites dans l'habitude et elles sont réorientées au fur et à mesure de la progression de l'action. Comme le dit Anselm Strauss dans un article sur la négociation où il rend hommage à la tradition interactionniste : « les interactionnistes ont porté un grand intérêt aux processus sociaux, impressionnés qu’ils avaient été tant par l'immensité du changement social que par ses potentialités. Simultanément, ils ont postulé que les êtres humains sont des créatures actives qui modèlent leurs environnements et leurs futurs, et font face à des contraintes qui pèsent sur l'action. Ils ont adopté une position intermédiaire entre une vision du monde sans aucune sorte de contraintes – un monde qui dépendrait entièrement de la volonté humaine – et la vision d'un monde structurellement déterministe. », (Strauss, p 255). Ils s'intéresseront ainsi aux « processus de désorganisation de l'organisation en groupe, puis à la reconstruction à travers une réorganisation. », (Strauss, p 256), avec les travaux de William I. Thomas ; aux migrations dans l'espace de groupe entrant en contact mutuels, et à leur institutionnalisation progressive (Robert Park) ; au maintien de la marche vers le progrès social avec les travaux de Georges H. Mead, et aux problèmes psychosociologiques de la construction de la personnalité et de sa stabilisation dans l'interaction. Dans tous les cas, on voit que leurs travaux s'attachaient à défendre une position assez nettement anti-déterministe.

Dans ce contexte, la sociologie de Strauss révèle une certaine tension. À la fois elle s'avère « traditionnelle », puisqu'elle reprend à son compte cette philosophie bien positionnée au niveau institutionnel, sans vraiment chercher à la remettre en cause, à la critiquer ou à la dépasser, mais elle est aussi contestatrice, revendicatrice vis-à-vis du modèle parsonien. Certes, le mouvement de pensée auquel Strauss adhère paraît minoritaire quand il commence à exercer, mais malgré tout, il faut bien voir qu’il dispose d'un lourd héritage théorique, méthodologique et pratique. C'est probablement cette ambiguïté qui va orienter la carrière sociologique de Strauss vers une progression relativement linéaire. Car elle prend place à l'intérieur d'une institution américaine dont les règles font l’objet d'un large consensus, et qui a définie clairement les étapes et les critères de progression hiérarchique, tout en demeurant suffisamment souple pour laisser place à un parcours professionnel quadrillé par la longue tradition de l'école de Chicago, qui a ses propres méthodes, ses propres critères d'évaluation, et qui unit un groupe de sociologues fortement soudés dans la contestation de la sociologie dominante. La sociologie de Strauss se construit donc sur des règles bien établies, ce n’est pas une sociologie révolutionnaire isolée ; c’est en ce sens qu’il faut apprécier son travail théorique et empirique.

Références[modifier | modifier le wikicode]

  1. Selon l’expression consacrée par Anthony Giddens, (1987, p 23).
  2. Soulignons aussi que le contexte politique de la guerre froide conduit le gouvernement américain dans les années 1950, à pratiquer le macarthisme, c'est-à-dire à censurer par divers moyens les idées marxistes ou communistes. Sans entrer dans une « théorie du complot », on peut penser que ce contexte répressif a probablement influé sur la nature de la sociologie d’après guerre.
  3. D'autres courants théoriques minoritaires cohabitent également, mais leur importance sera beaucoup moins marquante.
  4. Michel Foucault (1961), dans un autre cadre, montre ce rapport étroit entre la catégorisation sociale et les procédures de contrôle des individus.
  5. En Europe, le psychologue Jean Piaget développe une approche plus ou moins similaire.