Présentation de la sociologie interactionniste d'Anselm Strauss/Organisation formelle et dynamique sociale
Le point de départ de la réflexion de Strauss est, comme pour beaucoup de sociologues, la problématique de l’ordre social. Strauss cherche à comprendre comment un ordre social peut exister et se prolonger dans le temps. Cependant, à la différence des sociologues fonctionnalistes, il n'appréhende pas l’ordre dans une perspective synchronique, il ne le conçoit pas comme une structure différenciée dont il faudrait relier les éléments en vertu d'une certaine cohérence logique, il le considère comme étant imbriqué dans un processus continu. L'ordre selon Strauss n’est pas figé dans le temps ou « dans la structure », il se construit dans une dynamique temporelle et interactionnelle complexe, qui engage les individus qui y participent. Pour lui, la structure sociale formelle ou informelle n'est donc que le cliché instantané et réducteur d'un ordre qui ne peut être compris pleinement que dans une perspective diachronique. Mais cette translation d'une analyse statique à une analyse dynamique n’est pas un simple jeu théorique, qui ne ferait que déporter une analyse structuraliste dans un cadre historicisé ou cinétique, comme le font par exemple les théories évolutionnistes ; elle révèle en fait l'imbrication des processus sociaux dans des contextes sociaux et environnementaux qui doivent sans cesse être réinvestis par les acteurs dans leur travail commun, et dans leurs tentatives pour gérer les contingences qui en émanent. Par conséquent, cette dynamique de l’ordre social qu’il cherche à décrire et à comprendre, n’est pas une planification rigide qui contrôlerait mécaniquement le jeu des acteurs, elle est au contraire inscrite dans un processus qui engage ceux qui y participent sur de longues périodes, et qui les plonge dans des contextes d'interaction qui vont être réévalués, redéfinis et négociés suivant, et durant le déroulement des évènements .
Ainsi, à la source de la réflexion de Strauss, il y a, comme on peut le constater, la reformulation de la question de l’ordre social. Seulement pour réussir ce projet théorique, il lui faut au préalable dénoncer l'insuffisance des fonctionnalistes à en rendre compte. Fidèle à son terrain d'étude favori, la médecine, Strauss effectue cette critique de deux manières. Il montre dans un premier temps que l'organisation formelle qui structure la profession médicale ne décrit pas dans son intégralité la réalité des interactions qui s'y déroulent, et ne permet pas de comprendre la dynamique de changement qui la caractérise. Il affirme dans un deuxième temps que l'activité médicale n’est pas le résultat de l’application d'actions prédéterminées par des règles visant à satisfaire les besoins des clients, mais la conséquence d'un processus complexe (une trajectoire) inscrit dans la durée, intégrant un grand nombre d'acteurs qui articulent plus ou moins bien entre eux leurs actions individuelles, et qui peuvent se heurter à d’autres acteurs qui ont des conceptions différentes de la situation dans laquelle ils sont engagés.
En étudiant les professions, il va alors suggérer que la différenciation sociale formelle des groupes sociaux, qui se concrétise dans la vision d'un système organisationnel hiérarchisé de statuts et de rôles, est loin de rendre compte de leur complexité et de leur dynamique. Dans un article écrit pour l'American Sociological Review, il défend clairement cette idée . Comment s'y prend-il ? Il rappelle tout d’abord que pour les fonctionnalistes, « une profession est (...) une communauté relativement homogène dont les membres partagent identité, valeurs, définition des rôles et intérêts[1]. », (Strauss, p 68), et dont la cohésion repose sur un ensemble de règles organisationnelles, de normes, et de mécanismes visant à les transmettre et à les pérenniser. Si l’intérêt d'une telle conception est incontestable lorsqu’il s'agit d'étudier certains des aspects les plus visibles d'une profession, Strauss va montrer qu’il peut s'avérer bien moindre pour en comprendre certains aspects plus informels. En effet, les valeurs et intérêts, les activités de travail censées être imposées par le statut, les méthodologies et les techniques (donc les règles de travail), peuvent donner lieu à des écarts tout à fait notables à l'intérieur de la profession médicale ou à l'intérieur d'une spécialité. Comme il le souligne, dans la réalité de grandes hétérogénéités morcellent la profession en une multitude de segments. Strauss introduit ce concept pour caractériser ces regroupements informels, ces coalition d'individus qui partagent des intérêts divers, des points de vue communs, et qui s'opposent généralement à d'autres segments. Son idée est qu'une étude même poussée de la structure formelle de la profession ne pourrait rendre compte pleinement de la dynamique qui l'agite, puisque ce sont les segments qui en constituent le moteur. Traversant les différents statuts formels, ils se construisent sur des liens de confraternité entre ceux qui les composent, souvent en fonction de leurs définitions communes de la profession ou d'intérêts communs. Derrière la façade formelle de la profession, les segments représentent donc une véritable force dynamique, et c’est à travers leurs positionnement et leurs oppositions que les conflits entre différentes identités de la profession seront réglés et compris, que la diversité médicale prendra corps permettant d'amorcer des changements organisationnels.
Mais les segments n'en constituent pas pour autant des regroupements d'acteurs, figés autour d'une identité professionnelle[2] elle-même statique ; bien au contraire, ce qui les caractérise, c’est d’être perpétuellement intégrés dans des processus de redéfinition de leur identité, dans des prises de position pour l'accès au pouvoir institutionnel qui permettent de gérer les recrutements et de disposer des moyens d'exercer le pouvoir, dans des « transformations de leur appareil conceptuel et technique, de leur conditions institutionnelles de leur travail, et (...) dans les transformations de leurs relations avec d'autres segments et d'autres métiers », (Strauss, p 82). Ils se trouvent donc dans une évolution constante, allant de segments en gestation, repérés par une vague agitation à des segments bien institutionnalisés. Il y a une sorte d'écologie des segments, certains évoluent, d'autres disparaissent, et la diversité des conditions de travail peut donner lieu à de nouvelles définitions et donc, à des clivages ou à de nouveaux segments. Et de plus, « ce qui ressemble à une agitation ou à une pure déviance peut représenter les débuts d'un nouveau segment qui obtiendra une place institutionnelle, un prestige et un pouvoir considérable », (Strauss, p 84). On voit alors que les segments ne sont pas des éléments d'analyse anecdotiques, et Strauss le confirme en montrant qu’ils interviennent explicitement dans la mobilité sociale, le recrutement, la socialisation, et dans la définition publique de la profession. Mais comment les étudier ? Strauss suggère que leur étude devrait tenir compte du contextes des situations de travail où ils prennent forment, notamment à travers l'étude des lieux de regroupement et des phénomènes de leadership.
Dans un texte daté de 1978, Strauss tentera d'étendre cette conception du changement au sein des professions fondée sur la dynamique de l'agrégation des segments, à une perspective plus vaste, qu’il emprunte à l'école de Chicago, centrée sur la notion de monde social. Le changement social est alors conçu comme le résultat d'une « vaste prolifération – illimitée et incessante – de groupes en activités, n'ayant nécessairement ni frontières claires ni organisation solide. (...) Tandis que certains croissent et s'étendent, d'autres se rétractent et meurent. », (Strauss, p 271). Strauss reprend ici la perspective de G. Mead pour qui le changement social et la dynamique des mondes sont liés à des univers de discours ; il est alors enclin à réinvestir une analyse en termes de processus qui ne se limite pas à la distinction micro/macro sociale, mais qui se centre sur l'étude de ces mondes. On rencontre ces mondes sociaux un peu partout : ce sont les mondes de la musique, du jazz, des homosexuels... Certains sont liés à des lieux spécifiques, d'autres non ; certains sont très hiérarchisés, d'autres non... Dans tous les cas, dans chaque monde social; il y a au moins une activité primaire, des technologies, c'est-à-dire des « manières héritées ou innovantes d'accomplir les activités du monde social », (Strauss, p 273), et des organisations se développent dans ces mondes. Enfin, ces mondes sont toujours plus ou moins segmentés.
Que ce soit à travers l'étude des mondes sociaux ou des segments à l'intérieur des professions, la sociologie de Strauss tend donc à restreindre la portée de l'analyse fonctionnaliste. En montrant que l'observation de la structure organisationnelle formelle ne permet pas, d’une part de rendre compte pleinement des processus de changements dans les organisations, de la créativité des acteurs sociaux, et de leur adaptabilité aux aléas qui frappent leurs activités, et que d’autre part, elle voile certains aspects fondamentaux issus des mondes sociaux et de leurs dynamiques qui interviennent dans la socialisation, la mobilité sociale, ainsi que dans les stratégies de contrôle institutionnel (ou même dans la création de la structure formelle), elle découvre un nouveau champ d'investigation. Toutefois, même si Strauss précise que l'évolution des mondes sociaux est toujours plus ou moins indéterminée, elle n'en demeure pas moins liée à certains contextes, comme les changements dans l'univers du discours et ceux liés à l'activité primaire. À l'origine de la différenciation des mondes entre eux, il y a donc l'action ou l'interaction des individus ou groupes avec leur environnement, et le discours par lequel l'identité du monde social se forme. D'une certaine manière, on retrouve l’idée de J. Dewey selon laquelle les concepts, les pensées, le monde de l'esprit et des idéologies naissent de l'interaction et sont sans arrêt redéfinis par celle-ci, mais Strauss généralise l'intuition de Dewey en lui donnant une étendue beaucoup plus vaste. Car même si les mondes sociaux dépendent de processus sociaux spécifiques et s'inscrivent dans un ensemble complexe de contraintes qui n'apparaissent pas nécessairement au niveau d'un individu isolé, c’est à travers une relation entre la définition de la réalité pertinente et l'interaction sociale qui dérive de l'activité primaire, que vont se constituer et évoluer les mondes sociaux.
Dans une telle perspective, on pourrait presque croire que la structure organisationnelle et institutionnelle, les ensembles de règles formelles sont des entités presque « indépendantes » de ces mondes sociaux. Telle n’est pas l'opinion de Strauss. Celui-ci montre en effet qu’ils constituent un cadre formel temporaire pour encadrer l'interaction dans ses grandes lignes. Mais ils sont sans cesse rediscutés et négociés par les acteurs pour être réadaptés à la contingence, qui grève les interactions sociales ou l'activité primaire, dans sa réalisation. Certes, il y a bien une accumulation de savoir-faire, de méthodes, mais au cas par cas. Et, toujours dans le cadre d'une activité qui se construit dans la durée, ces méthodes seront renégociées et discutées. Par conséquent, une telle accumulation n'est valable que si elle est fréquemment réactualisée et redéfinie. De plus l'accès aux positions institutionnelles fait partie intégrante (en général) des stratégies qui se développent au sein des mondes sociaux.
Références
[modifier | modifier le wikicode]- ↑ Il tire cette définition de William J. Goode : « Community whitin a Community : The Professions », American Sociological Review, XX (1957), p 194-200.
- ↑ Pour Strauss, « L'identité professionnelle peut être considérée comme l'homologue de l'idéologie d'un mouvement politique : en ce sens les segments possèdent une idéologie. (...) Ils tendent aussi à développer un sens de la confraternité avec les collègues, des phénomènes de domination, des formes d'organisation et des tactiques pour renforcer leur position », (Strauss, p 83).