La période classique de Comte à Weber/Le courant libéral
Le libéralisme a joué dans l'évolution des sciences sociales un rôle considérable. De nombreux sociologues s'en sont réclamés ou ont de manière indirecte défendu ses thèses. Le point commun à tous ces auteurs, a été de se poser comme les défenseurs indéfectibles de la liberté individuelle, notamment de la liberté économique, et du droit à la propriété privée. Mais contrairement à ce qu'on a tendance à croire, le libéralisme est une doctrine très diversifiée, qui laisse à ses partisans la possibilité d'opter pour des points de vue plus ou moins nuancés. Par exemple, sur le rôle à accorder à l'État dans la direction de la vie de la cité, les libéraux font preuve d'une grande souplesse. Les libertarianistes (David Friedmann, Robert Nozick, Ayn Rand, ...) militent pour l'instauration d'un État minimal, voire pour la suppression de l'État, tandis que les libéraux tempérés défendent l'instauration d'une protection sociale minimale (Adam Smith, Milton Friedmann et son impôt négatif) ou d'une redistribution des revenus (A.C. Pigou). D'autres enfin, se battent pour la nationalisation partielle de certaines entreprises (Léon Walras), et pour l’intervention de l'État comme agent régulateur de la concurrence économique, notamment pour freiner la progression des monopoles. Cette variabilité des approches et des points de vue a conduit les théoriciens libéraux à investir de diverses manières les sciences sociales. On peut toutefois noter quelques points communs :
- Les libéraux considèrent qu’il n'y a pas de rupture entre la philosophie sociale qui se développe au XVIIIe siècle (Adam Smith, John S. Mill, ...) et la science sociale du XIXe siècle et du XXe siècle.
- Leur approche est parfois à vocation pluridisciplinaire, ils ne limitent pas leurs analyses à la seule sphère sociale ou à la sphère économique.
- Ils prennent généralement comme élément central de leur analyse, l'individu ou l'agent économique (par exemple l'entreprise, l'État, etc.). Ces agents sont censés tendre vers un comportement rationnel.
- Ils nient le plus souvent l'importance des déterminismes sur la conduite individuelle, ou sur les inégalités sociales, la mobilité sociale, etc.
Avant de récapituler l'apport des libéraux à la sociologie classique, il paraît nécessaire d'évoquer rapidement la pensée d'Adam Smith, philosophe écossais du XVIIIe siècle considéré habituellement comme le père fondateur du libéralisme, car elle va jouer dans les deux siècles suivants, un rôle essentiel, aussi bien en économie qu'en sociologie. Smith distingue à la suite de l'école philosophique écossaise, les instincts égoïstes (jouissance et esprit de conquête) des instincts altruistes (sens moral et coopération). Il établit alors une séparation entre la sphère économique dominée par les instincts égoïstes et la vie sociale dominée par les instincts altruistes. À partir de cette distinction, l’idée centrale de Smith est que l'égoïsme individuel conduit à l'harmonie collective. Comment cela est-il possible ? En fait, c’est l'efficacité du marché qui permet d'aboutir par l'échange, à la satisfaction des besoins de tous. Poussé par l'aiguillon de l’intérêt personnel, chacun cherche à satisfaire au mieux les besoins de l'autre, et donc, même si l'individu est égoïste, il peut compter sur autrui à travers la division du travail. Cette division du travail a plusieurs conséquences, grâce à la concurrence et à la main invisible, elle assure à la société que ce qui est produit correspond aux besoins de ses membres, et dans les quantités désirées. Car chacun cherche à employer ses efforts pour satisfaire au mieux les besoins de l'autre, à optimiser sa production pour accroître ses profits et diminuer ses pertes. En effet, les consommateurs peuvent toujours changer de producteur si celui-ci pratique des prix trop élevés, l'acculant à la faillite. Ainsi le marché optimise la répartition des biens et des emplois dans la société. Le marché conduit en outre, par le biais de ce mécanisme de sélection, qui vient de la division du travail et la concurrence, à un accroissement de la connaissance, de la productivité et des technologies. Remarquons que Smith anticipe ici le darwinisme social. La différenciation sociale est donc source de complexification du social, et l'intégration de la société se réalise par l'échange. Enfin dernier point, les mécanismes de marché assurent une fonction de régulation, grâce aux prix qui condensent l'information sur les biens et les besoins, le marché ajuste les quantités offertes et les quantités demandés. Si un bien est en surproduction, son prix baisse et la demande augmente. La vie économique doit donc être laissée à la régulation du marché. Ce qui n'empêche pas que l'État doit en compenser certains défauts. Premièrement, il doit assurer la défense nationale. Deuxièmement, comme chaque membre doit être soustrait de l'injustice et de l'oppression des autres membres, il doit bénéficier de la garantie de l'État, car la justice doit profiter à tout le monde pour que les mécanismes de marché fonctionnent (pas de vols, corruptions, ...). Enfin, l'État doit développer des biens publics, c'est-à-dire les écoles, les institutions publiques, car elles ne génèrent pas assez de profits pour être assumées par des entrepreneurs privés, et doivent de plus bénéficier à tous sans exception (l'accès ne doit pas être limité). Par la suite, des auteurs travailleront sur d'autres mesures permettant de corriger les imperfections du marché. Par exemple, la redistribution pour corriger les inégalités qu’il engendre, la protection sociale (qui est un bien public), les biais de concurrence (comme les monopoles), les externalités négatives (nuisances non comptabilisés dans le marché), les effets de l'offre sur la nature des besoins (qui demandent une protection du consommateur), et les effets systémiques (sous-emploi, variables macroéconomiques, crises, ...).
Comme nous pouvons le constater, la pensée d'Adam Smith paraît déterminante dans l'évolution des sciences sociales. Durkheim par exemple reprendra son concept de division du travail. Mais Smith s'intéresse assez peu à la vie sociale. Les règles, les institutions, les lois, la culture ne sont pas son sujet d'intérêt principal. En d'autres termes, les fondements sociaux qui permettent au marché d'exister ne sont traités que de manière parcellaire. C’est ce manque que les libéraux vont essayer de combler par la suite. Toutefois, ils ne s'aventureront pas à tenter d'expliquer des sous-bassement plus profonds comme le langage ou les rites. Bien que Pierre Bourdieu avec son économie des ressources symboliques étende le champ explicatif de la rationalité au langage. De même, Raymond Boudon montre de manière convaincante que les comportements irrationnels peuvent servir une rationalité masquée ou que les comportements altruistes peuvent cacher des comportements égoïstes. En poussant l'analyse, certains auteurs en arrivent ainsi à considérer l’ensemble de la société comme étant régi par les mécanismes de marché.
En France, on retient généralement comme fondateur de la sociologie libérale, l'aristocrate Alexis de Tocqueville. Ce dernier a beaucoup réfléchi sur l'antinomie entre l'égalité et la liberté. Comment concilier le désir d'égalité de l'homme et l'inégalité de fait engendrée par la liberté du commerce dans la démocratie ? Car ces valeurs paraissent en effet contradictoires : la liberté pousse à la différenciation alors que l'égalité tend à l'uniformisation et au nivellement du pouvoir vers le bas de la hiérarchie sociale (renversement des privilèges établis). Appliquant une méthode comparative (différents types de sociétés), et rejetant la méthode holiste, Tocqueville montre que ces contradictions peuvent engendrer des effets pervers, elles peuvent conduire à un État tyrannique et centralisé où le soucis de la liberté sera abandonné au profit de l'égalité. Pour contrer cet effet, Tocqueville prône une société où l'associationnisme et les structures locales de décisions communes permettront une répartition équilibrée du pouvoir. Il s'inspire en cela de l'organisation de la société américaine du XIXe siècle.
La réflexion autour de l'inégalité est également au cœur de la réflexion de Pareto. Mais ce dernier l'aborde d'une manière beaucoup plus formalisée. Pareto, s'inspirant de Walras cherche à faire de la sociologie une science quantitative et positiviste. Pour lui, la sociologie, si elle veut conquérir son statut scientifique doit avoir pour objectif principal la découverte d'uniformités et de dynamiques sociales. Pareto pense que les faits sociaux sont mutuellement dépendants et que c’est la composition de ces forces multiples qui engendre des déséquilibres économiques et sociaux. Il envisage le phénomène social sous deux aspects : objectif, tel qu’il est en réalité et subjectif, tel qu’il se présente à l'esprit. Mais son point de départ est l'action individuelle, il la scinde en deux types : les actions logiques où les moyens sont appropriés au but et uniquement au but, le but objectif est identique au but subjectif, et les actions non-logiques où l'individu mobilise des moyens inadéquats pour parvenir au but recherché, le but subjectif diffère du but objectif. Cette distinction lui permet de classifier la plupart des actions (instincts, rites, magie, ...). S'intéressant aux actions non logiques, Pareto distingue l'action fondée sur des croyances précises (domaine des résidus) et les arguments mobilisés pour justifier l'action non logique (domaine des dérivations). Les résidus correspondent à la manifestation des instincts. Les dérivations sont une sorte de voile servant à donner une forme aux action non logiques et à les rendre cohérentes. Muni de cette typologie, Pareto entreprend de comprendre le changement social en termes d'oscillations et de mouvements ondulatoires. Par exemple, la transformation de la foi religieuse en foi socialiste montre la permanence des résidus et les changements des dérivations. Ce modèle théorique lui permet de produire une théorie des élites qui tend à expliquer le changement social et l'équilibre social par le clivage social entre les élites et la population, et par le remplacement des élites.
Comme on le voit avec Pareto, la sociologie prend au début du XXe siècle des distances par rapport aux analyses libérales en développant des modèles de plus en plus théoriques. Il n'en demeure pas moins que les conclusions auxquelles ces auteurs aboutissent généralement, sont favorables au libéralisme[1]. Ce phénomène s'illustre bien dans le modèle organiciste de Spencer. Fortement inspiré de la biologie, celui-ci conduit inéluctablement à des conclusions libérales. La sociologie organiciste présente en outre un intérêt particulier car elle anticipe la systémique sociale et le fonctionnalisme. En effet, Spencer conceptualise la société avec la métaphore de l'organisme, dont les institutions constituent les organes. De plus, il pense que les sociétés subissent une complexification croissante, elles suivent une loi d'évolution qui les dirige des sociétés homogènes à fort degré de coercition (les sociétés militaires) vers les sociétés hétérogènes fondées sur la division du travail, et qui recourent de moins en moins à l’intervention de l'État. Le tout étant couronné par le darwinisme social. Il tirera de cette loi l’idée que les législateurs doivent avant tout protéger l'individu de l'État, principale source de coercition, et limiter la production de lois qui freinent l'initiative individuelle et la sélection des plus aptes. Pour Spencer la loi de l'accroissement de la complexité est valable pour tout organisme et dans de nombreux domaines comme la psychologie, la politique. On retrouve donc dans sa pensée le principe d'homologie structurale défendu par la systémique, ainsi que le principe d'accroissement de la complexité.
- ↑ Pas toujours toutefois, puisque Gérard Debreu dans les années 1960 avec sa théorie de la valeur montrera de manière formelle l'impossibilité pour certains marchés de rester à l'équilibre.