EN avançant un peu plus dans la forêt, le Prince constata avec horreur que les histoires qu'on lui avait dites étaient réelles ; car il aperçut, dans l'enchevêtrement des ronces, les os des malheureux jeunes gens qui avaient essayé de parvenir à ce Château inconnu. Les étoffes de soie de leurs fins habits pendaient ici et là accrochées aux grandes épines, menaçantes comme des griffes acérées. Des débris d'armures, un casque avec une couronne d'or appartenant à un fils de roi, un bouclier avec la devise d'un prince, une épée incrustée de pierres précieuses d'une valeur inestimable jonchaient le sol, et le lierre recouvrait ces reliques abandonnées parmi les os blanchis.
Aucun bruit ne rompait le silence impressionnant. On n'entendait ni le chant d'un oiseau, ni le petit bruit d'un insecte ; aucun être vivant ne remuait dans les feuilles, aucun souffle d'air ne se jouait dans les arbres. Et, de tous côtés, les broussailles semblaient impénétrables ; les ronces s'enlaçaient étroitement, semblant guetter l'importun qui chercherait à s'emparer du secret qu'elles défendaient.
Qui aurait pu blâmer le Prince d'éprouver au fond du cœur une sorte d'effroi ? Il n'y avait pas de brèche dans la broussaille, et les épines aiguës comme des lames de poignards étaient prêtes à lacérer son corps. Mais le Prince n'hésita pas longtemps.
– " Serais-je venu si loin pour m'en retourner maintenant, " pensa-t-il. " Ceux qui sont morts étaient des hommes courageux, et quoiqu'ils aient échoué, je veux essayer moi-même avec un courage aussi grand que le leur. "
Et il commença à entamer les ronces.
Il fut fort étonné de voir que les épines qui lui paraissaient si redoutables devenaient aussi souples que du duvet de chardon dès qu'il les touchait, et que les lianes de ronces, au lieu de l'enlacer, s'écartaient comme des brins d'herbe dès qu'il y portait la main. Le fourré épais s'ouvrait devant lui et les branches se couvraient de roses sauvages à son passage.
Il se trouva bientôt dans les jardins du Château.
Devant lui, il vit les hautes tours et les tourelles briller sous les rayons du soleil matinal, et, comme il se dirigeait vers elles, il remarqua que le jardin était aussi soigné et entretenu que si des jardiniers venaient de s'en occuper. Point de mousse ni de mauvaises herbes dans les allées, du gazon aussi vert et velouté que s'il venait d'être tondu, et des plates-bandes remplies de plantes merveilleuses. Les fleurs étaient épanouies, mais leurs têtes penchaient sur les tiges, et partout les arbres étendaient leurs branches comme s'ils étaient frappés de sommeil.
Partout régnait un silence profond. L'air, qui aurait dû être rempli du bruit du gazouillement des oiseaux, était lourd et langoureux. Dans le jardin, aucun papillon ne volait, pas même une mouche; les jets d'eau étaient silencieux, et, lorsque le regard du Prince s'arrêta sur le bassin de marbre, il vit que les poissons qui d'ordinaire glissent entre les nénuphars restaient inertes comme s'ils étaient morts.
Ainsi, il avançait toujours sans rencontrer le moindre être vivant, jusqu'à ce que, dans la grande cour d'honneur, il se trouva en face d'un soldat appuyé sur sa lance et la tête penchée sur la poitrine. Au premier moment, le Prince pensa qu'il ne vivait plus ; il fut vite détrompé car ses joues étaient fraîches et rouges ; il n'était qu'endormi.
Il y avait dans cette cour d'autres sentinelles aussi immobiles et muettes, une rangée de hallebardiers s'appuyaient contre un mur, et, devant eux, étendu sur le gazon, le sergent, qui les commandait au moment où le charme frappa le Château, ronflait bruyamment.
Un jeune homme, un faucon endormi sur le poing, dormait, appuyé au cheval, lui-même endormi, qu'il allait monter.
Un jeune page, avec un chien en laisse, un groom dans l'écurie tenant encore une paille dans sa bouche, avaient l'immobilité de statues.
Le Prince regarda dans les écuries ; les chevaux dormaient le nez dans leur mangeoire, exactement dans la même position qu'ils avaient cent ans auparavant, et, sur le dos de l'un d'eux, un petit chat continuait sa sieste. Et, çà et là, des grooms et des garçons d'écurie dormaient profondément, couchés sur la paille.
Des écuries, le prince se dirigea vers les cuisines où le même spectacle extraordinaire l'attendait, et il ne put s'empêcher de rire en voyant le cuisinier chef arrêté dans son geste de calotter le pauvre petit marmiton. Devant le feu étaient alignés les faisans et les perdrix destinés au repas d'anniversaire de la Princesse ; sur la table une servante, s'était endormie les mains plongées dans la pâte avec laquelle elle fabriquait un gâteau, et, à côté d'elle, une autre servante tenait une poule noire qu'elle était en train de plumer. Au fond de la cuisine, un marmiton était encore penché sur la marmite qu'il récurait.
Le Prince continua sa marche, il pénétra dans le grand hall où les courtisans dormaient dans les embrasures de fenêtres ou étendus sur le parquet luisant. Le silence était si profond que le Prince pouvait entendre battre son cœur.
Et il traversa des salons, des corridors, monta et descendit des escaliers, et atteignit la chambre de la Reine où elle dormait, entourée de ses demoiselles d'honneur ; l'une d'elles qui faisait une lecture à la Reine lorsque le sommeil la frappa avait laissé tomber son livre sur ses genoux. Puis le Prince entra dans la pièce où le Roi tenait conseil avec ses ministres assis autour d'une table. C'était admirable de les voir aussi figés que des personnages de cire dans un musée. Quelques-uns étaient absorbés dans de profondes méditations, d'autres souriaient comme s'ils allaient émettre une idée ingénieuse.
Le Roi lui-même, au Centre de la table du conseil, s'était sans doute endormi au milieu d'un discours, car son bras étendu semblait, par un geste, appuyer sa parole. À ses côtés, son secrétaire tenait encore dans ses doigts la plume avec laquelle il transcrivait sur un parchemin les paroles royales.
Et le Prince se hâtait d'ouvrir les portes qu'il rencontrait et de visiter toutes les chambres. Car il savait bien qu'il n'avait pas été partout puisque, nulle part, il n'avait encore découvert la Princesse endormie. Il avait aperçu beaucoup de jeunes dormeuses de très grande beauté, mais son cœur lui disait qu'aucune d'elles n'était la jeune fille qu'il devait éveiller.
Alors, il retourna dans la cour d'honneur et monta l'escalier qui conduisait aux créneaux. Il y vit les sentinelles qui surveillaient la campagne et devaient annoncer la venue des voyageurs. Mais eux aussi étaient endormis. L'un d'eux faisait encore le geste de porter sa trompe à sa bouche, interrompu par le charme qui l'avait endormi.
Des créneaux, le Prince pénétra dans l'intérieur des tours, refuge des chouettes ; elles dormaient aussi dans les crevasses des murs, et de même les chauves-souris suspendues par leurs pattes aux chevrons de la toiture.
Il ne restait plus à explorer qu'une petite tourelle : c'était la plus ancienne des tourelles, à demi ruinée ; les portes avaient leurs gonds rouillés et un lierre épais grimpait le long des murs.
Le Prince sentit battre son cœur; il pressentait que là, il trouverait ce qu'il cherchait. Il ouvrit une porte qui grinça sur ses vieux gonds ; avec une furieuse impatience, il gravit l'escalier vermoulu, poussa enfin une porte tout en haut de la tour et pénétra dans une petite pièce sombre.
Et alors, émerveillé, il poussa un cri de joie en voyant la Princesse couchée sur le lit placé sous l'étroite fenêtre.
Elle était étendue, avec ses merveilleux cheveux d'or épars autour d'elle. On ne saurait trouver de mots pour dire combien elle était belle ! Doucement, le Prince s'approcha et se pencha vers elle. Il toucha ses mains ; elles étaient chaudes de vie, mais elle ne bougea pas. Aucun son ne sortit de ses lèvres fraîches et douces comme des pétales de roses ; ses yeux étaient fermés.
Longtemps le Prince la contempla ; de sa vie, il n'avait vu de Princesse d'une beauté aussi accomplie. Alors, soudain, il se baissa et l'embrassa sur les lèvres.
Ce fut la fin de l'enchantement. Les paupières de la Princesse battirent ; lentement, elle releva la tête et étendit les bras. Ses yeux s'ouvrirent.
– " Est-ce vous, Prince ? " dit-elle. " Comme vous avez été long à venir ! "