Introduction à l'étymologie du français/Les différents procédés
Quand on étudie l'étymologie, on adopte un point de vue diachronique, par opposition à synchronique : la diachronie retrace l'évolution d'une langue et la synchronie, le système de cette langue à un instant donné. La morphologie, que l'on peut qualifier d'étude de la structure interne des mots, sera plutôt synchronique. Le rapport de la linguistique à la diachronie est assez complexe : initialement, la philologie et la linguistique traditionnelles étaient diachroniques, puis la linguistique moderne (dix-neuvième et vingtième siècle) réhabilite la synchronie au détriment de la diachronie.
La graphie peut témoigner de l’étymologie. C'est le cas de doigt, dont le g et le t muets sont des vestiges du mot latin "digitus".
Certains mots (la notion de mots étant problématique, on adopte ici le sens de mot syntaxique, ou mot-forme : signe non décomposable en signes linguistiques autonomes plus petits. "Pomme de terre" sera, d'après cette définition, considéré comme un seul mot.) se ressemblent tout en ayant des étymologies différentes. Ainsi, "locare" et "laudare", deux verbes latins, donnèrent "louer", l'un avec le sens d'embaucher ou d'emprunter (une chose) contre de l'argent, l'autre de dire la louange. C'est aussi le cas de feu (la matière brulante), issu du latin focus (synonyme d'ignis) et de feu, feue issu de fatum, le destin. On peut opérer un parallèle avec la typologie des espèces en biologie : la ressemblance apparente et la réelle parenté génétique ne sont pas toujours corrélées.
L'étymologie peut prêter à confusion. Ainsi, la linguiste Marina Yaguello décrit-elle le phénomène de l' étymologie populaire, rapprochement étymologique erroné : par exemple, "fainéant" pourrait venir de "fait" et "néant", mais ce terme vient en réalité de "feignant" (qui feint). Du fait de la diversité des origines du français, il existe des doublons : par exemple, le vocabulaire du cheval peut provenir de "caballus", bas latin désignant une rosse (chevalin), d' "equus" (équestre), cheval en latin, ou du grec "hippos" (hippique). Le même problème se pose avec quatre, quadri- (dans quadrupède, quadrilatère) ou tétra- (dans tétrapode, tétralogie). Le doublon savant/populaire existe aussi : la tête se dit caput en latin "noble", haut, littéraire, et testa en bas latin. Si le mot testa donna tête, le mot caput est à l'origine de capitaine ou décapiter. "Bibere" (boire, latin populaire, donnant boire) et "potare" (boire, latin classique, donnant potable) constituent un autre exemple.
Définissons les mots du résumé de la leçon : un morphème est un signe indivisible en termes de sens, une unité de sens, qui peut être un mot comme une partie de mot (préfixe, suffixe…). Une racine désigne un mot qui peut en former d'autres, comme, d'après le wiktionnaire, la racine front pouvant former frontal, effronté, etc. C'est ce premier sens de racine qui donne la racine étymologique, ou étymon (plus ancien mot à l'origine d'un mot). Un affixe désigne un morphème toujours lié, ne pouvant être employé seul. En français, on compte des préfixes (re-, dé-…) et des suffixes (-ment, -tion, -able…). Il existe, dans d'autres langues, des infixes (à l'intérieur) et des circonfixes (avant et après).
Le procédé d' antonomase (nom propre devenant une autre catégorie, comme un nom commun) est assez courant. On peut donner l'exemple d'un hercule, qui provient du personnage mythologique, ou d'un malabar : après l'abolition de l'esclavage, des habitants de la région indienne de Malabar remplacèrent les esclaves, ils étaient réputés pour leur force physique. Ainsi, le mot malabar désigne-il un homme très fort physiquement. Ce genre de cas nécessite un peu de connaissances du monde, du contexte extralinguistique. On sait aussi qu'au Moyen Âge, le mouton est surnommé Robin (diminutif de Robert), comme on surnomme le lapin Jeannot (diminutif de Jean présent dans la Fontaine). Or, les robinets de l'époque étaient souvent surmontés d'une sculpture représentant une tête de mouton : on appela donc ces dispositifs robinet. Les noms de marques subissent eux aussi une transformation en nom commun : du scotch (ruban adhésif), un frigo (réfrigérateur), un post-it (papillon), un tupperware…
On analyse maintenant les différentes possibilités étymologiques du français, langue romane dont ce qui est considéré comme le premier texte sont, au Moyen Âge, les serments de Strasbourg (attention, ils sont très différents du français contemporain !). Il ne s'agit pas d'une liste de langues, qui sera plutôt l'objet du chapitre 2.
- Le français est issu de langues-mères, dont la principale est le latin. Ainsi, le latin "tabes" (fonte de cire) et "ula" (suffixe diminutif) donne "tabula" (plusieurs sens dont celui de "tablette" (pour écrire). Ce mot latin est donc composé de deux morphèmes, là où le français "table", qui provient de "tabula", est indivisible. Idem pour "radicina", diminutif bas-latin de radix, qui donne racine, indivisible (une racine n’est pas une petite race !). Campanule signifie étymologiquement "petite cloche" mais est perçu par les locuteurs actuels comme un seul morphème.
- Le français peut aussi emprunter à ces langues-mères (latin, grec ancien…) de manière tardive. C'est le cas de beaucoup de vocabulaire scientifique et technique. Le grec est particulièrement convoqué : dans "néolithique" et "paléolithique", créés au dix-neuvième siècle par un préhistorien anglais, qui ont pour étymologie un mot grec signifiant pierre, dans dinosaure, deinos (grand, effrayant) et sauros (lézard) sont combinés au dix-neuvième siècle, les mots "morphème", "phonème", "sémantème", proviennent de mots grecs et du suffixe -ème, qui en linguistique désigne un élément de base (phonème est plus ancien, dix-neuvième siècle, que les deux autres qui datent de 1921.)… "Ignifuger" provient du latin ignis (feu) déjà évoqué. Le mot ordinateur, dans son sens informatique (il désigne aussi un religieux, ce sens est plus ancien), fut choisi en 1955 dans une lettre écrite : c'est donc un choix conscient et argumenté, ce qui est rare (l'auteur estimait que "calculateur" était trop restrictif). Un néologisme peut désigner un nouveau mot. Un mot ancien ayant un nouveau sens (ordinateur pour la machine, virus en informatique et non en biologie…) est une néosémie.
- Le français peut emprunter à une langue-sœur (autre langue romane), comme l'italien dans "scénario". Dans ce cas, les règles du pluriel s'adaptent au français, même si, selon le mot, le pluriel italien sera plus ou moins accepté. Personne ne dira "un spaghetto est tombé", et peu diront "on va manger des pizze", mais des scénarii est plus fréquent (même si le pluriel italien est "scenari" !). Idem pour les voix d'opéra où "des soprani" sera plus rare que "des sopranos". (En latin ou en grec, cette question se pose moins, mais un topos/des topoi et un médium/des média (quoique ce dernier connaisse d'autres usages) peuvent se dire). Il arrive que les emprunts fassent des allers et retours, comme pour trampoline, issu de l'italien trampolino lui-même issu du français tremplin. Cela arrive aussi avec l'anglais, comme dans conter fleurette qui aurait donné l'anglais flirt dans son sens amoureux (bien que ce fait soit incertain) avant que le français ne reprenne le mot flirt.
- Le français peut emprunter à une autre langue, notamment l'anglais. Les emprunts peuvent être plus ou moins déformés : le verbe swinguer s'adapte à la morphologie du français, et la graphie prend un "u". Des mots comme paquebot ou redingote, respectivement issu de packet boat et riding coat, font l'objet d'une plus grande déformation. Les verbes d'origine rom (romani), comme poucave, peuvent ne pas se conjuguer (on ne dira que peu "poucaver"). L'adjectif "espiègle" provient d'une antonomase : il s'agit d'un personnage littéraire allemand.
- Certains mots sont des créations à partir de d'autres mots français. C'est le cas de chandail, qui provient des marchands d'ail. Plus récemment, on peut parler d'une chose malaisante, d'ubérisation ou de lepenisme/lepenistes, mouvement ou idéologie et adeptes de celui-ci. Les catégories de mots dites catégories ouvertes (nom, adjectif, verbe, adverbe) sont propices à la création de nouveaux membres. Du fait des affixes, comme -iser ou -ifier, ou -isme, qui peuvent se combiner à des mots, il m'est facile d'employer un néologisme et de me faire comprendre, même si mon allocutaire n'a jamais entendu ce mot avant. Ce n'est pas le cas des catégories fermées (toutes les autres), bon courage pour créer un nouveau mot et vous faire comprendre. On relèvera l'exception de "iel", mais ce mot ne résulte pas d'une règle systématique. On peut aussi évoquer "vidéoludique" (relatif au jeu vidéo) ou ludification. Certains mots naissent dans une région francophone. C'est le cas d'enjailler, dont le sens premier est séduire mais qui peut aussi signifier s'amuser. Ce verbe provient de l'argot ivoirien (que l'on retrouve dans la bande dessinée Aya de Yopougon). Il pourrait venir d'enjoy ou de jaillir.
S'il peut être tentant d'utiliser l'étymologie pour comprendre le "sens profond" d'un mot, il faut avoir conscience que l'étymologie n'explique pas tout et que les rapprochements que l’on peut faire ne sont pas toujours fondés scientifiquement. C'est le cas de personnage, issu de personna (le masque), ou même de philosophie (définir la philosophie par l'amour de la sagesse, ce qui est vrai étymologiquement, est possible, mais il existe des définitions plus précise (ex. démarche rationnelle…)).
Pendant son histoire, un mot peut changer de sens (glissement sémantique) ou de connotation. Ainsi, cambrioler vient de cambriole, un mot d'argot français, et était une expression argotique avant de devenir tout à fait acceptée. Inversement, copain (qui partage son pain) était un synonyme de compagnon et s'employait, avant de devenir informel.