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Recherche:Témoignage, Médias & Parole

Leçons de niveau 18
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Témoignage, Médias & Parole

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Le déversement médiatique

Avec le phénomène de la délation par réseau social interposé, signalé sur twitter par les mots-clé #metoo ou #balancetonporc, une libération médiatique de la parole des victimes de viol a été diagnostiquée par de nombreux commentateurs[1].

Nous souhaitons avec ce texte réfléchir ce en quoi ces mouvements seraient caractérisés par une aliénation du discours des victimes en souffrance, une instrumentalisation médiatique à distinguer de la situation de restauration d’une intimité à partir de l’écoute thérapeutique. Le repérage de la misère sexuelle, dont ces phénomènes sont un symptôme, comme par exemple le succès de la pornographie, sera aussi l’occasion d’un examen des motifs de l’interdit éthique d’acheter ou de louer un corps humain, mis en tension avec la possibilité de recevoir un soin corporel.

S’il y avait un trait commun entre les victimes de viol et les violeurs, ce serait non seulement de méconnaître ce que pourrait être une sexualité épanouie et respectueuse de l’autre sexe, mais encore de ne pas comprendre ni accepter la possibilité du plaisir féminin.

Dans le cas des victimes, ces caractéristiques sont aiguës, c’est-à-dire que les personnes qui ont vécu un viol ont pu connaître une sexualité épanouie et féminine avant leur traumatisme, et qu’elles peuvent se rétablir dans une libido satisfaisante après. Les violeurs sont en revanche beaucoup plus chroniquement atteints, puisque leur passage à l’acte est déterminé par des pathologies de la personnalité psychopathique ou perverse qui ont pour source des expériences infantiles et archaïques de maltraitance ou de déprivation psycho-affective. Toutefois, la perspective d’une prise de conscience de la sensibilité des personnes humaines, ou à minima, des interdits sociaux, ne devrait jamais être totalement abandonnée.

La traite des esclaves, la prostitution, le travail forcé sont autant de phénomènes historiques qui remontent aux origines de l’humanité et indiquent que le fait de traiter une personne humaine comme un objet remplissant une fonction utilitaire est en soi profondément humain, inscrit dans la négativité des pulsions agressives et destructrices sur lesquelles s’étayent les conduites d’emprise et de domination. Cet état de fait, qui montre que statistiquement les humains se sont toujours traités les uns les autres comme des objets, ne justifie en aucune façon ce traitement.

Que cette objectalisation soit normale, fréquente, courante, incorrigible par les dispositifs médico-légaux au niveau sociétal, n’implique en aucun cas que cette disposition psychique ou les passages à l’acte associés soient sains ou anodins[2]. Ils sont au contraire significatifs des plus grandes souffrances qui ont formé les indidividus et les sociétés à travers les âges, comme des symptômes, des solutions psychiques trouvées dans le jeu des pulsions et des civilisations[3].

Cette dynamique conflictuelle implique des variations d’équilibre d’une époque à une autre, entre les systèmes juridiques, les moeurs et les morales collectives. Dans notre civilisation de l’objet de consommation, où le pouvoir d’achat incarne la plus haute valeur morale, la preuve du plus grand mérite personnel ou de la meilleure performance, nous ne devrions pas nous étonner de la reviviscence clandestine des motions esclavagistes, de la tendance à s’octroyer l’usage d’un corps humain comme une simple marchandise. Cependant il convient ici de préciser que le corps humain n’est jamais réductible à un objet qui pourrait être possédé par autrui ou même emprunté, à part dans le cas d’un achat cannibale ou d'actes meurtriers, car le psychisme humain est programmé pour se défendre contres les attaques sexuelles, avec des mécanismes comme la dissociation, le clivage, l’isolation des affects, ou bien des processus de plasticité, de résilience, d’identification à l’agresseur.

Pour les femmes victimes de viol, les psychothérapeutes ont montré depuis une centaine d’années, que l’effraction traumatique qu’elles ont subi détruit bien souvent au moins temporairement la confiance qu’elles pouvaient accorder à un partenaire sexuel, avec des angoisses d’intrusion, une hypervigilance défensive et un refus de la sexualité.

En d’autres termes, ces femmes défendent leur intimité en refermant ce qui dans une sexualité saine s’ouvre sous l’effet du désir. L’écoute thérapeutique vise à rétablir l’intimité psychologique de ces personnes, par un travail relationnel de parole privée afin d’aider à la confiance en soi et en l’autre de se rétablir, pour que la sexualité ne soit plus vécue comme une intrusion vécue de l’extérieur, mais comme le résultat de pulsions, de désirs et de sensations internes et partageables. Les psychothérapeutes ont parlé de libération par la parole, car le lien thérapeutique de confiance, le secret professionnel ont permis dans de nombreux cas à ces femmes de reconstruire une intériorité psychologique suffisamment contenante et déculpabilisée pour pouvoir accepter et désirer à nouveau une pénétration génitale.

C’est ainsi paradoxalement l’écoute intime d’une parole qui libère, la réapropriation de son corps psychique avec un interlocuteur choisi, qui permet à une femme d’offrir à nouveau ce don de soi, ce sacrifice, ce partage d’une partie de son intimité avec un partenaire sexuel accueilli dans la joie[4].

Le déversement médiatique de la parole des victimes de viol dans les médias de grande écoute et les espaces publics représente à cet égard une catastrophe sanitaire, éducative et civilisationnelle, dans la mesure où la reconnaissance publique du statut de victime par les tribunaux ne provient plus d’une autorité juridique, mais dépend d’un système de transparence individuelle dépersonnalisant. Non seulement les victimes se trouvent confrontées aux tenants du divertissement cynique, dans des affrontements intellectualisés morbides, mais en plus elles sont exposées au jugement de tout un chacun et à la stigmatisation, en livrant leur histoire personnelle à des millions de regards.

Des faits divers crus, glauques, bruts, excitant les tendances au voyeurisme, sont diffusés dans les foyers sans distinction d’âge à toute heure, avec des expressions de souffrance psychotraumatique peu élaborées et en tout cas bien loin d’un cadre bienveillant ou thérapeutique. Les représentations de la sexualité qui circulent ainsi véhiculent une méfiance entre les sexes, inoculée via la performativité médiatique, une culpabilisation des hommes dans laquelle la frontière entre le crime et la séduction devient de plus en plus ténue.

Cette situation médiatique rappelle, avec une ampleur sans commune mesure, les découvertes psychologiques du psychanalyste Sigmund Freud concernant l'hystérie féminine. Jeune médecin viennois, il s'intéresse à la guérison des symptômes physiques de l'hystérie de conversion (paralysie, cècité, surdité, hallucinations...). Il se rend à Paris pour se former à l'hypnose médicale avec le neurologue Charcot et le psychothérapeute Bernheim, qui lui enseignent des techniques de suggestion pour réduire les symptômes hystériques. De retour à vienne, il traite de cette manière les patientes viennoises en les recevant dans son cabinet ou en se rendant à leur domicile. L'une d'entre elles, Emmy von N., lui demande un jour de cesser de l'interrompre avec ses suggestions interprétatives, de se taire et de l'écouter. Une autre, Elisabeth von R., lui demande de la laisser associer librement sans intervention de sa part[5].

Freud obtempère, et constate que ses suggestions étaient inutiles, que l'écoute permettait, au moins dans un premier temps, à la patiente d'analyser ses symptômes par elle-même sans plus d'effort de la part du médecin. Il commence ainsi à écouter ses patientes, et se rend compte que la plupart d'entre elles se plaignent d'avoir été violées par leur père, ou d'avoir subi des attouchements sexuels de la part des hommes de leur entourage familial et social. Sa théorie traumatique, la "neurotica", lui indiquait que les symptômes hystériques pouvaient être provoqués par des atteintes traumatiques, mais choqué, il s'interroge.

Les pères viennois qui lui envoyaient leur fille en thérapie étaient ils vraiment tous des violeurs incestueux ?

Il se demande si parmi les victimes de viol, certaines de ces femmes ne prennent pas leurs fantasmes pour la réalité, et il modifie sa théorie pour pouvoir soigner les unes comme les autres, par l'écoute thérapeutique, en refusant de se prononcer sur la réalité des violences subies à partir des plaintes qu'il entend. Pour lui, dans le cas du traumatisme réel comme dans celui du fantasme inconscient, la souffrance psychique mobilise une histoire infantile inconsciente réactivée par la puberté et les rencontres sexuelles.

La période actuelle, où un nombre considérable de femmes se plaignent d'avoir été agressées sexuellement, nous pose des questions similaires à celles que Freud s'est posé. Les hommes sont ils tous des agresseurs sexuels ? Faut-il écouter ces femmes en souffrance ? Cette écoute implique-t-elle de donner du crédit à la réalité des évènements racontés, ou seulement de reconnaître l'existence d'un traumatisme psychologique lié à la sexualité féminine ? Faut-il punir les séducteurs, les dénoncer à l'opprobre médiatique ou les trainer devant les tribunaux ?

Contrairement à la pornographie, dont le réalisme reste intégré à une production fictive, ici ce sont des évènements réels rapportés dans les actualités et à la vie quotidienne de tous les téléspectateurs ou internautes qui sont diffusés au plus grand nombre. Ce déversement des récits les plus violents dans l’espace public a pour conséquence une propagation, sous la forme inversée, des rationalisations pathologiques des violeurs dont le point de vue et les actes se trouvent discutés, propagés comme des informations ordinaires.

Là où les commentateurs se félicitent d’une « libération » de la parole des victimes, survient dans le même temps la condamnation unanime des rares expressions osant parler du sexe féminin, du plaisir réflexe et protecteur ressenti dans certains cas de viols, de la jouissance masochiste de certaines femmes, ou de leurs fantasmes d’être violées ou importunées[6]. C’est à dire que les paroles des femmes sur leur sexualité singulière se trouvent dans le même mouvement provoquées, stigmatisées et censurées comme inacceptables par les « libérateurs », du fait de la tribune offerte aux victimes, qui ne doivent surtout pas se présenter comme des sujets ambivalents, contradictoires, résistants aux traumatismes sexuels, mais seulement comme des objets médiatiques exhibant la souffrance la plus intime. Ceci, dans l’hypocrisie la plus générale, alors que les statistiques du moteur de recherche Google montrent que les requêtes ciblant la pornographie mettant en scène des viols sont majoritairement recherchées par ... des femmes[7].

De fait, le mouvement de délation des agresseurs sexuels sur les réseaux sociaux n’est pas l’initiative d’associations de victimes ou de mouvements féministes, qui s’en sont saisi dans un second temps, mais bien une conséquence médiatique des nombreux scandales sexuels ayant secoué, essentiellement aux États-Unis, le « starsystem » et la classe politique.

La dénonciation d’individus cyniques et pervers par les femmes qui ont utilisé le pouvoir sexuel de leur corps pour se vendre à ces hommes influents et puissants afin d’obtenir[mal dit] des rôles, des postes, des carrières, a conduit à renverser les anciens équilibres dans la relation entre les sexes au sein des instances médiatiques et politiques de la fin du vingtième siècle (déviantes et certainement pas patriarchales), mais également à étendre la suspicion à tous les hommes, jusqu’à comparer le producteur multimillionnaire Weinstein ou le politique Strauss-Kahn avec les harceleurs des rues parisiennes.

Comme si la misère sexuelle ordinaire pouvait se ramener par réductionnisme au système de domination des hommes sur les femmes dans les instances de pouvoir, comme si la prostitution de luxe et ses réseaux avaient quoi que ce soit à voir avec les femmes clandestines sur les trottoirs. Si la traite des corps objets se retrouve bien dans tous les milieux sociaux, les courtisanes (comme la styliste Zaïa) ne sont pas comparables à des immigrées en détresse psycho-socio-économique, ni les hommes de pouvoir avec les dragueurs de rue. En effet, les déterminants environnementaux et éducatifs de la précarité dans les milieux défavorisés ont un impact sur les conduites de violence sexuelle sans commune mesure avec la déviance systémique des hautes sphères du pouvoir.

Si les témoignages recueillis dans un cadre judiciaire, voire journalistique, peuvent aider à mettre un terme à la loi du silence et aux conduites abusives dans les organisations politiques ou syndicales, les institutions et les entreprises, les victimes comme les accusés devraient être protégés vis-à-vis de la diffusion de leur parole ou de leurs actes, par exemple par l'anonymat, la présomption d'innocence ou le droit à un avocat. C'est-à-dire que la transparence individuelle induite par un système médiatique hors-contrôle a une incidence destructrice sur la vie privée des personnes impliquées, dans l'abandon des libertés fondamentales de l'État de Droit[8]. Concernant les victimes, le risque est celui d’un sacrifice par exposition d’une intimité psychotraumatique. C’est en effet le propre des héroïnes, de se sacrifier afin de découvrir à la face du monde les traumas enfouis[9]. Le prix à payer est rarement compatible avec le bien-être des auteures de ces paroles à contre-courant de la bienséance et de l’hypocrisie sociale.

Quelle est la légitimité des journalistes ou des éditeurs de réseaux sociaux pour recueillir des témoignages intimes de souffrance traumatique, des dénonciations judiciaires et ensuite les diffuser au plus grand nombre ?

La transparence du fonctionnement des institutions et des organisations, le droit de regard des citoyens sur le rôle des personnes publiques ou morales, garantissent le régime démocratique, à moins d'être rendus opaques par une diffusion excessive de témoignages intimes ne permettant pas de distinguer les dysfonctionnements systémiques des déviances individuelles. La désignation de boucs émissaires et leur châtiment ne modifiera pas les situations groupales déviantes de manière pérenne, mais au contraire déculpabilisera les responsables en détournant l'attention des dysfonctionnements profonds. Par exemple, vaudrait il mieux punir les chefs d'entreprise accordant des "promotions canapé", blâmer les femmes qui en tirent un profit financier et professionnel, ou réguler la parité dans les conseils d'administration avec la différence de salaire entre homme et femme, à diplôme équivalent ?

La confusion des registres judiciaires et médiatiques risque de plus d'être aggravée par la réaction "à chaud" des législateurs, qui en tant que représentants de l'intérêt général mènent une action politique sur l'ensemble des citoyens et non pas sur des cas individuels de pathologie psychopathique. D'autant plus quand ces législateurs sont eux-mêmes issus des milieux où les attributs sexuels du pouvoir sont les plus fréquents. N'auront-ils pas tendance à désigner des coupables bien loin de leurs collègues et amis ?

Le clivage de classe sociale ne peut plus être analysé dans les cadres néo-libéraux, où le discours sur l’égalité n’est plus qu’une vaste manipulation médiatique faisant abstraction des déterminants contextuels de la violence sexuelle, en désignant des boucs émissaires (de préférence des immigrés maghrébins trainant dans les rues) et en tentant d’effacer les représentations d’une différence des sexes complémentaire, subconsciente et responsable.

1) APPROCHE HISTORIQUE

Avec la libération de la parole des victimes, il est devenu difficile d´évaluer le nombre de crimes sexuels : la tendance à l´augmentation du nombre de plaintes déposées à la police correspond-elle à une augmentation du nombre de passages à l´acte ?

Le viol n'a pas toujours été sanctionné. Il existe des sociétés où il est toléré, sans définition juridique. Lorsqu'il est reconnu comme un crime, il n'est pas toujours défini par la violation du consentement de la victime. Ce qui a longtemps été puni et qui l'est encore dans les sociétés traditionnelles, c'est plutôt le fait de prendre la femme d'un autre, ou une femme non encore mariée, c'est-à-dire sans l'assentiment de son père.

En France, la Loi du 23 décembre 1980 définit pour la première fois le crime de viol, en reprenant les éléments de la jurisprudence de toutes les années passées, alors qu'il était jugé comme un délit depuis l´adoption du code pénal en 1791. Ceci, malgré l´introduction en 1810 du code napoléonien, qui précisait dans un article difficile à appliquer en raison de l´absence de définition laissant une grand latitude d´interprétation aux juges : "article 331 : « Quiconque aura commis le crime de viol, ou sera coupable de tout autre attentat à la pudeur, consommé ou tenté avec violence contre des individus de l’un ou de l’autre sexe, sera puni de la réclusion. »

Bien que moralement condamné, le viol fait rarement l´objet d´un procès : avant l´affaire Tonglet-Castellano en 1978, la totalité de ces actes sont considérés comme de simples attentats à la pudeur, à moins d´être suivis de meurtre. L´avocate féministe Gisèle Halimi bouscule l´opinion publique en affirmant que "des hommes moyens, normaux, bons français, bon pères, bons époux, bons travailleurs" peuvent commettre des viols, qui seraient habituels, communs et répandus. 100 000 personnes en seraient victimes chaque année (2018?), jugés dans de nombreux cas comme des délits du fait de l'insuffisance des moyens de la justice. Seuls 1% des viols commis seraient effectivement jugés.

Le retard du législateur à intégrer les décisions de la jurisprudence dans la Loi crée un effet de distorsion de notre perception de l´effectivité de la répression. Les juges ont-ils devancé la criminalisation du viol, ou l´ont-ils amoindrie ?

  1. https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/le-desir-peut-il-se-soumettre-a-la-loi
  2. Canguilhem G. Le normal et le pathologique, puf, 1943, Paris.
  3. Mc Dougall J. Plaidoyer pour une certaine anormalité, Gallimard, 1978, Paris.
  4. http://www.feminiteetspiritualite.com/2017/08/18/honorer-femme-sauvage-reveler-sexualite-sacre/
  5. Ellenberger H. F., Histoire de la découverte de l'inconscient, Fayard, 1994, p. 582
  6. https://www.nouvelobs.com/societe/20180215.OBS2272/catherine-millet-s-explique-sur-son-regret-de-ne-pas-avoir-ete-violee-et-va-encore-plus-loin.html
  7. http://www.lemonde.fr/m-perso/article/2017/08/20/la-pornographie-et-les-femmes-pourquoi-tant-de-violence_5174313_4497916.html
  8. https://www.francetvinfo.fr/societe/harcelement-sexuel/il-y-a-une-culture-du-secret-propre-a-l-unef-une-journaliste-raconte-son-enquete-sur-les-agressions-sexuelles-au-sein-du-syndicat_2620318.html
  9. Dufourmantelle Anne, la femme et le sacrifice:d´Antigone à la femme d´à côté, Denoël, 2007, Paris.