Recherche:Les réfugiés face à la pensée libérale et son principe de propriété

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Les réfugiés face à la pensée libérale et son principe de propriété.

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Par Lionel Scheepmans

Abstract

This paper extend a debate on liberal limits in relation to the open border issue. New lighting will be provided through the use of the ownership concept and a proposal will be made to overcome liberal limits.

Résumé

Ce texte est la prolongation d'un débat sur les limites de la pensée libérale en relation à la question d'ouverture des frontières. Un nouvel éclairage y sera apporté grâce à l’utilisation du concept de propriété et une proposition sera faite dans le but de dépasser les limites de la pensée libérale.

Un échange Isbister - Carens comme point de départ[modifier | modifier le wikicode]

Durant l'été 2000, un échange d’opinions eut lieu entre John Isbister (2000) et Joseph H. Carens (2000) sur les limites de la pensée libérale face à la question de l'ouverture des frontières. Dans cet échange établi par l'intermédiaire de deux publications respectives, les deux auteurs semblent se rejoindre sur le fait que la pensée libérale défend l’idée que tout être humain possède une valeur morale égale aux autres êtres humains, et que le droit de l'individu est prioritaire à celui des communautés. Ils partagent aussi l’idée que la limitation de l’immigration sert à la protection des privilèges politiques et économiques d'une nation. Des divergences entre les deux auteurs prennent toutefois naissance en raison d'une argumentation plus pragmatique chez Isbister et plus absolue chez Carens. Ce dernier aborde en effet les principes normatifs libéraux plutôt dans un but heuristique, et sans forcément aborder la question de leur mise en pratique.

Pour poursuivre la réflexion de ces deux auteurs, voici comme point de départ un extrait de la conclusion de Carens dans sa réponse à Isbister :

One of the ways in which those in power maintain their privileges is by getting people to focus on potential tradeoffs between those who are badly off and those who are worse off, thereby treating their own privileges as a background given that cannot be challenged.

For example, in the Amazon region of Brazil, landless peasants are sometimes encouraged by rich landowners and government officials to obtain land by destroying the rainforest and dispossessing the aboriginal people who inhabit it. What justice would actually require is land reform: taking land from the richand giving it to the peasants. But that is not feasible because the rich are too powerful. So, we are encouraged to worry instead about the tradeoff between the aboriginal people and the peasants which distracts us from the more fundamental questions of justice.

Similarly, the homeless in rich societies today are not homeless because of the presence of immigrants but because of the unwillingness of the better off to address their plight. To focus on a potential tradeoff between immigrants and the domestic needy risks distracting from this reality.[1]

Au sein de cette citation apparait la notion de propriété implicitement liée à la situation des riches propriétaires face aux paysans sans terre et aux personnes sans abri. L’idée m’est donc venue d’utiliser le concept de propriété au travers du droit de propriété cher aux libéraux, pour poursuivre le débat sur les limites de la pensée libérale. Ces limites seront abordées dans un premier temps, en référence à la crise migratoire en Europe pour aboutir ensuite sur une vision plus générale concernant l'inégalité des richesses dans le monde.

Le principe de propriété dans le contexte de la crise des réfugiés[modifier | modifier le wikicode]

De par le droit de propriété, la pensée libérale offre à toute personne propriétaire d'un bien la possibilité d’en autoriser ou d’en interdire l'accès ou l’utilisation à d'autres personnes. Mais en France[2], comme en Belgique[3], un citoyen qui voudrait apporter une « aide au séjour irrégulier » en hébergeant chez lui un réfugié n'ayant déposé aucune demande d'asile, s'expose à un risque d'amende et d'emprisonnement en raison de ce que l’on appelle parfois le « délit de solidarité ». Une situation quelque peu paradoxale lorsque l’on sait qu'à l'ouverture de son dossier, la Belgique demandera au réfugié qu' « il indique une adresse où l’OE et le CGRA peuvent envoyer toute la correspondance »[4] et que la France informera le réfugié sur le fait que « La préfecture compétente pour recevoir votre demande d’asile est déterminée selon le département de votre domicile ou selon le lieu où vous arrivez en France »[5]. Dans un tel contexte, le droit d’offrir un premier accueil aux réfugiés semble donc réservé aux institutions publiques. Il en résulte donc que le droit d'asile appliqué individuellement à chaque réfugié doit fait face aux droits des communautés représentées par leurs institutions publiques. Le principe libéral selon lequel les droits individuels sont prioritaires aux droits des communautés devrait donc placer le réfugié en tant qu'individu en situation prioritaire. Cependant, la réalité est toute autre, et au même titre que Carens et Isbister, il faut bien se rendre à l'évidence que ce qui est désirable dans l'absolu par la pensée libérale, n’est pas toujours appliqué ni applicable.

Nous pouvons aussi nous poser la question de savoir qui est propriétaire de l'espace public[6]. Mais quelle réponse peut-on apporter à cette question. L'espace public d'un pays serait-il la propriété des élus de la nation ? Serait-il la propriété de tous les êtres humains ? Serait-il encore la propriété des personnes possédant la nationalité du pays ? Serait-il enfin la propriété de l’ensemble des personnes résidant sur le territoire national ? A vrai dire, il est difficile de trouver une réponse satisfaisante à cette question, et ni la constitution belge[7], ni la constitution française[8] ne semblent suffire à résoudre cette énigme.

Nous pouvons toutefois poursuivre notre raisonnement en faisant le choix intuitif que ce sont les citoyens du pays d’asile qui bénéficieraient du droit de propriété sur l'espace public de leur pays. Dans ce cas de figure, une argumentation libérale basée sur un droit de propriété collectif permettrait dès lors de déterminer les conditions d'accès à l'espace public au départ de normes établies par l’ensemble des citoyens ou leurs représentants. Mais au départ de ce principe, les choix des communautés peuvent devenir extrêmement variables, et pour preuve, le récent accueil altruiste des réfugiés en Allemagne n'a rien de comparable avec les positions beaucoup plus mitigées de nombreux autres pays[9]. Au travers de cette incapacité de prévoir la réaction d'un état face à l’afflux de réfugiés, apparaît donc ainsi une nouvelle limite à la pensée libérale.

Dépasser les limites de la pensée libérale[modifier | modifier le wikicode]

Si la pensée libérale rencontre des limites pourquoi ne pas les dépasser ? Une piste possible pour y parvenir serait par exemple de décliner le droit de propriété en établissant différents types de propriété. Pour ce faire, il est possible de s’inspirer de la distinction faite par Bernard Friot (1998, p. 48) entre « propriété d’usage »[10] et « propriété lucrative ». Il y aurait ainsi d'une part, la propriété d’usage qui engloberait les biens tels que les lieux d'habitations, les terres que l’on cultive, l’argent dépensé régulièrement pour vivre, etc. et d’autre part la propriété lucrative qui engloberait les biens dont nous n'avons pas un usage personnel, mais que nous mettons à disposition d'autres personnes dans le but d’en tirer un profit, comme par exemple des terres ou des maisons mises en locations, de l’argent prêté avec intérêt, etc. À ces deux types de propriété, je proposerais d’en ajouter une troisième que l’on pourrait appeler « propriété sans usage », qui engloberait cette fois tout ce qui n’est pas utilisé par le propriétaire, ni loué par celui-ci, comme par exemple une terre ou une maison abandonnée, des biens gaspillés (détruits ou jetés avant usage), des formes d'accumulations spéculatives[11], etc.

Au départ de ces trois catégories de propriété et en appliquant à chacune des principes normatifs spécifiques, la pensée libérale pourrait ainsi bénéficier d'un nouvel outil pour lutter contre des injustices devant lesquelles elle se voit impuissante jusqu'à ce jour. Grâce à de nouvelles normes, il deviendrait par exemple possible, de couper court aux gaspillages et aux pratiques spéculatives liées aux propriétés sans usage, mais aussi, de limiter les abus liés aux propriétés lucratives, et enfin, de promouvoir la propriété d’usage dans le but de garantir à chaque être humain l’acquisition des biens nécessaires au respect de la déclaration universelle des droits de l'homme[12].

Si ces catégories de propriété étaient appliquées au contexte de la crise des réfugiés, il deviendrait par exemple facile de justifier la régulation des frontières dans le but de protéger les propriétés d'usages des citoyens et des états, alors qu’il deviendrait difficilement justifiable que les propriétés sans usages des citoyens et des états soient interdites d'accès ou d'utilisation aux réfugiés.

Quant à la question de la propriété lucrative, elle pourrait suite aux recommandations faites par Carens dans l’extrait cité précédemment, dépasser l’opposition réfugiés - habitants du pays d'asile, pour s’adresser à l’ensemble des populations. En effet, la propriété lucrative soulève une évidence difficilement justifiable d'un point de vue moral. De fait, si l’on accepte que des personnes en excès de biens et d’argent puissent tirer profit au détriment de personnes en manque de biens et d'argent, en leur louant ces biens ou en leur prêtant de l’argent contre intérêt, on accepte alors aussi que s’amplifient les inégalités de partage des richesses entre êtres humains. De plus, accepter l’augmentation de cette inégalité, c’est aussi accepter l’augmentation des troubles politiques et économiques qui en découlent, et qui sont parfois responsables d’importants flux migratoires en provenance de pays pauvres vers les pays riches...

Ainsi, tant dans le contexte de la crise des réfugiés que d'un point de vue général, la pensée libérale pourrait donc trouver intérêt à dépasser ses propres limites, sur base d'une révision du droit de propriété basée sur une distinction faite entre propriété d'usage, propriété lucrative et propriété sans usage.

Notes et références[modifier | modifier le wikicode]

  1. Carens, 2000 p.642
  2. A Dijon, un militant devant la justice pour «délit de solidarité», Libération.fr, 2015-01-27. Consulté le 2016-04-05.
  3. REFUGIES: Perversité des lois Vandelanotte en matière de droit d'asile,, Banc Public.be, 1997. Consulté le 2016-04-05
  4. L'enregistrement de la demande d'asile, CGVS, 2014-09-25. Consulté le 2016-04-06
  5. Première étape de la demande d’asile : enregistrement en préfecture. Consulté le 2016-04-06
  6. L'expression « espace public » est utilisée ici au sens large du terme : le territoire, les infrastructures, les institutions, etc.
  7. La constitution belge. Consulté le 2016-04-06
  8. Constitution de la République française - Assemblée nationale. Consulté le 2016-04-06
  9. Accueil des réfugiés : comprendre l'effort des pays européens en trois graphiques, francetv info, 2015-09-16. Consulté le 2016-04-06
  10. Dans son ouvrage Puissances du salariat: Emploi et protection sociale à la française, [[w:Bernard Friot utilise l’expression « propriété de jouissance » mais celle-ci fut remplacée par l’expression « propriété d’usage » dans les écrits et propos ultérieurs.
  11. Je pense ici particulièrement à la spéculation immobilière, au stockage de produit dans le but d'influencer les marchés en créant des carences artificielles, aux spéculations monétaires diverses, etc.
  12. La Déclaration universelle des droits de l'homme. Consulté le 2016-04-07. Voir spécifiquement les articles 22, 25, 26 et 27.

Bibliographie[modifier | modifier le wikicode]

  • Carens 2000 : Joseph H. Carens, « Open Borders and Liberal Limits: A Response to Isbister », The International Migration Review, vol. 34, no  2, 2000, p. 636–643 (ISSN 0197-9183) [texte intégral (page consultée le 2016-04-04)]
  • Friot 1998 : Bernard Friot, Puissances du salariat: Emploi et protection sociale à la française, La Dispute, 1998 (ISBN 978-2-84303-009-3) 
  • Isbister 2000 : John Isbister, « A Liberal Argument for Border Controls: Reply to Carens », The International Migration Review, vol. 34, no  2, 2000, p. 629–635 (ISSN 0197-9183) [texte intégral (page consultée le 2016-04-04)]
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