Recherche:Grand Théorème de Fermat/FERMAT, par Libri

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Recherche:L’énigme de Fermat passée au crible/Annexe II

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FERMAT, par Libri, sur la Revue des deux mondes (1845)[modifier | modifier le wikicode]

       On sait combien Cicéron se glorifie, dans les Tasculanes, d’avoir, lui étranger (arpinas homo), retrouvé devant les Syracusains étonnés le tombeau d’Archimède, de cet homme incomparable dont le génie sut aider également aux progrès des sciences et à la défense de sa patrie. En peu d’années, cette gloire si pure, ce patriotisme si dévoué, étaient tombés dans l’oubli. Depuis lors, le nom d’Archimède a retenti partout, sa mémoire a été vengée d’un injuste dédain, et, si le grand orateur romain revenait au monde, il ne pourrait plus appeler un homme assez obscur l’immortel défenseur de Syracuse.

Ce que durant sa questure Cicéron fit pour Archimède, M. Villemain, pendant qu’il était au pouvoir, a voulu le faire pour Fermat. Frappé par la découverte récente de quelques écrits inconnus du rival heureux de Descartes, M. Villemain, dont l’esprit sait apprécier toutes les gloires, jugea qu’il fallait élever un monument national à la mémoire d’un homme qui honore la France, et dont cependant le nom est à peine prononcé hors des académies. Il pensa qu’après avoir rendu un juste hommage au génie de Laplace, ce serait accroître le patrimoine public que de réunir et de faire imprimer aux frais de l’état les œuvres éparses et devenues aujourd’hui si rares de l’illustre magistrat de Toulouse : il sentit que, dans un pays où les noms des savants de l’antiquité sont dans toutes les bouches, on ne devait pas laisser aux géomètres seuls le soin de rendre honneur à la mémoire d’un des plus grands esprits que la France ait enfantés. La surprise qu’à la chambre des députés excita le projet de loi présenté dans ce dessein par M. Villemain a dû prouver, mieux que tout ce qu’on pourrait en dire, l’opportunité d’une telle détermination.

La vie de Fermat est à peine connue. M. Maurice, habile mathématicien, auquel on doit une notice fort intéressante sur les travaux de Fermat, a fait laconiquement sa biographie en ces termes : « Pierre de Fermat naquit à Toulouse vers l’an 1595 et y mourut en janvier 1665, âgé de soixante-dix ans. Il paraît qu’il quitta fort peu sa patrie[N 1], où il était pourvu d’une charge de conseiller au parlement, qu’il y laissa la réputation d’un magistrat intègre et dévoué à ses devoirs, et qu’il passa même pour un des plus grands jurisconsultes de son temps. C’est là tout ce qu’on sait aujourd’hui des évènements de sa vie. » En annonçant la mort de Fermat, le Journal des Savans du 9 février 1665 n’en dit guère davantage, et l’on doit ajouter que, quoique très succincte, la biographie donnée par M. Maurice est loin d’être établie d’une manière incontestable. Ainsi, tandis que Genty, dans un discours couronné en 1783 par l’Académie de Toulouse, et qui a pour titre : l’Influence de Fermat sur son siècle, fait naître en 1590 et mourir en 1664 ce grand géomètre, l’inscription placée en 1782 sur le tombeau qui était dans l’église des Augustins à Toulouse, et qui fut profané en 1794, porte que Fermat mourut le 12 janvier 1665, à l’âge de cinquante-sept ans. Cette inscription existe encore ; nous l’avons vue récemment au musée de Toulouse.

Ces doutes, ces incertitudes, paraissent enfin devoir se dissiper. Des recherches entreprises à l’occasion de la loi concernant la publication des œuvres de Fermat ont fait découvrir à Beaumont-de-Lomagne des actes authentiques qui semblent prouver que Fermat n’est pas né à Toulouse et qu’il a vu le jour à Beaumont, dans le mois d’août 1601. Bien que, dans l’esprit de certaines personnes, il puisse rester encore à cet égard quelques doutes, que probablement de nouvelles recherches dissiperont tout-à-fait, les probabilités sont désormais acquises à cette nouvelle opinion, et les nombreux documents compulsés patiemment à Beaumont par M. Taupiac établissent du moins que Fermat avait des propriétés considérables dans cette ville, qu’il s’y rendait souvent, qu’à plusieurs reprises il y présida le conseil de la commune, qu’il y fit baptiser ses enfants, et qu’il aimait à multiplier ses relations avec les habitants de ce pays. Ces documents font connaître bien des détails intimes, touchants, de la vie de Fermat. On aime à voir celui auquel Pascal, saisi d’admiration, écrivait : Je vous tiens pour le plus grand géomètre de toute l’Europe… vos enfants portent le nom du premier homme du monde, prendre la défense des pauvres habitants de Beaumont, soutenir leurs privilèges et assister à leurs délibérations. Un jour, il rédige des remerciements pour le prince de Conti, qui a donné l’ordre à une compagnie de chevau-légers de ne plus loger chez les habitants ; une autre fois, il prend soin d’expliquer à de pauvres paysans qui ne les comprenaient pas leurs vieilles coutumes écrites en latin. A notre avis, cette affectueuse sollicitude, qui honore et fait aimer un grand esprit, est un des plus solides arguments propres à démontrer que Fermat naquit à Beaumont.

Le caractère spécial des sciences exactes, c’est de s’agrandir et de se perfectionner sans cesse, soit par a découverte de vérités nouvelles, soit par l’invention de nouvelles méthodes ou par la généralisation de celles qui étaient déjà connues. Transmises successivement de peuple en peuple, les connaissances scientifiques des Grecs sont arrivées jusqu’à nous par l’intermédiaire des mahométans, qui en ont gardé le dépôt pendant que l’Europe était dans l’ignorance, et qui ne les ont rendues à l’Occident qu’enrichies de quelques vérités inconnues à leurs devanciers. Après le Moyen Âge, le progrès des sciences a été si rapide en Europe, que les plus beaux théorèmes d’Archimède s’exposent aujourd’hui dans des cours élémentaires, et qu’actuellement un licencié ès-sciences est tenu d’en savoir plus sur l’analyse infinitésimale que n’en surent jamais Leibnitz et Newton. Les nouvelles méthodes ont produit des résultats bien extraordinaires ; elles ont pu en quelque sorte se substituer au génie et y suppléer.

Depuis deux siècles surtout, le progrès des mathématiques a été si rapide, que peu d’années ont suffi généralement pour ne laisser qu’un intérêt historique aux sublimes conceptions des plus illustres géomètres. Jamais la science n’est restée stationnaire ; jamais la perte d’un savant, quelque éminent qu’il fût, n’a pu arrêter ce progrès. Une seule exception se présente à cette loi générale. Dans une branche de mathématiques, un homme, au XVIIe siècle, était plus avancé qu’on ne l’est aujourd’hui. Cet homme savait des choses que nous ignorons ; pour l’atteindre, il faudrait des méthodes plus perfectionnées que celles qu’on a inventées depuis. En vain les plus beaux génies s’y sont exercés ; en vain Euler, Lagrange, ont redoublé d’efforts ; un seul homme jouit du privilège unique de s’être avancé plus loin que ses successeurs, et cet homme, c’est Fermat.

Un tel fait suffirait pour établir sa gloire, mais il ne suffit pas pour montrer l’importance de ses travaux. Ce grand géomètre ne s’est pas borné, sur un point particulier, à pénétrer dans des régions où nul jusqu’ici n’a pu le suivre ; il a contribué activement aux plus mémorables découvertes mathématiques des temps modernes et les juges les plus compétents ont déclaré que Fermat était le véritable inventeur de ces nouveaux calculs qui ont changé la face de la science.

Il n’est pas nécessaire d’être un profond mathématicien pour savoir que Newton et Leibnitz sont deux des plus puissants esprits qui aient honoré l’humanité. L’un, l’orgueil de l’Angleterre, a su dérober à la nature le plus imposant de ses secrets, et faire connaître aux hommes les lois éternelles qui règlent le cours des astres et qui établissent l’équilibre du monde ; l’autre, s’emparant de tous les sujets et les fécondant tout à tour, a laissé dans la philosophie, dans l’histoire, dans les mathématiques, dans la philologie, l’empreinte de son génie prodigieux. On ne connaît que trop la rivalité qui divisa deux hommes si dignes de s’admirer mutuellement. Ils se disputèrent la découverte du calcul infinitésimal, instrument puissant, source des plus brillants progrès que les mathématiques aient faits dans les derniers temps, de ce calcul sans lequel Newton n’eût pu expliquer le système du monde, et qui fit pendant si longtemps la force de l’école de Leibnitz. Chacun d’eux avait fait probablement cette découverte, mais les savants anglais ne voulurent pas reconnaître les droits du grand géomètre allemand. Un jugement de la Société royale de Londres (jugement que la postérité n’a pas ratifié) essaya de porter atteinte à l’honneur de Leibnitz, et le taxa de plagiat. Toute l’Europe prit part dans cette querelle, et Leibnitz répondit à cette injuste sentence en fondant une école qui pendant un siècle éclipsa celle de Newton.

De tels hommes ne sauraient combattre que pour la plus glorieuse des couronnes et cette lutte, qui devint celle du continent contre l’Angleterre, doit faire comprendre même aux personnes le plus étrangères aux sciences, quelle est l’importance de ce calcul différentiel dont on revendiquait avec un tel acharnement l’invention. Eh bien ! quand on examine avec impartialité les pièces originales, on trouve que l’auteur réel de cette découverte est Fermat. Au premier coup d’œil, une telle assertion doit paraître si extraordinaire, tranchons le mot, si incroyable, que, ne pouvant donner ici les développements techniques ni les preuves tirées des œuvres mathématiques de Fermat, nous croyons devoir la placer sous la garantie de d’Alembert, de Lagrange et de Laplace, qui ont tous reconnu les droits de l’illustre magistrat de Toulouse.

Lorsque d’Alembert réclama en faveur de Fermat, il avait sur ce point à combattre l’opinion de tous les géomètres de l’Europe, qui attribuaient les uns à Newton, les autres à Leibnitz, l’invention des nouveaux calculs. Il doit donc s’exprimer avec beaucoup de réserve, et il se borna, dans l’Encyclopédie, à déclarer qu’on devait a Fermat « la première application du calcul aux quantités différentielles pour trouver les tangentes » Quoiqu’une opinion plus explicite fût ensuite défendue avec beaucoup de talent par Genty dans son discours sur l’influence de Fermat, elle ne semblait pas suffisamment motivée et trouvait peu de partisans, lorsque Lagrange, qui avait fait une étude approfondie des principes du calcul infinitésimal et qui s’appliquait avec un soin particulier aux questions historiques, affirma dans ses Leçons sur le calcul des Fonctions « qu’on peut regarder Fermat comme le premier inventeur des nouveaux calculs. » Ce témoignage d’un géomètre supérieur qui ne défendait pas un concitoyen dans Fermat est ici d’un poids immense. A mesure que la question a été étudiée, elle a paru s’éclaircir davantage et à une époque plus rapprochée de nous, Laplace, dans son introduction à la Théorie analytique des probabilités, a déclaré positivement que « Fermat doit être considéré comme le véritable inventeur du calcul différentiel » dont on revendiquait avec un tel acharnement l’invention.

Il faut être placé à une très grande hauteur pour juger des questions de cet ordre, et pour attribuer à chacun avec autorité la part qui lui revient dans une semblable découverte. Le calcul infinitésimal, comme toutes les grandes inventions, est le résultat des efforts de plusieurs esprits éminents, et Lagrange, dans l’ouvrage déjà cité, a fait la part de chacun. L’influence de Fermat sur la découverte des nouveaux calculs n’a pas été acceptée sans contestation par les savants anglais, qui, après avoir repoussé d’abord si outrageusement les droits de Leibnitz, n’ont admis le grand géomètre allemand à partager la gloire de Newton qu’afin de mieux masquer leur opposition contre Fermat. Un article, fort remarquable d’ailleurs, inséré en 1814 dans l’Edinburgh Review, au sujet de la Théorie analytique des Probabilités, par Laplace, donne le mot de ce changement de tactique. Tant qu’on n’avait à discuter que les droits de Leibnitz, on pouvait les méconnaître ; mais, dès qu’un concurrent français se présente avec des titres incontestables, Newton et Leibnitz s’embrassent, et l’Angleterre se ligue avec l’Allemagne contre la France. De l’autre côté du détroit, on a toujours mis habilement en pratique le système des coalitions.

C’est par incident seulement que, dans sa Théorie des Probabilités, Laplace a rendu ce jugement si honorable pour Fermat. Dans cet ouvrage, l’illustre auteur de la Mécanique céleste a dû plus particulièrement s’arrêter aux recherches de Fermat sur le calcul des probabilités, dont on peut dire qu’il a été avec Pascal l’un des inventeurs. Depuis longtemps on s’était appliqué à déterminer, soit par les combinaisons, soit en prenant les moyennes d’un grand nombre d’observations, quelques éléments qui dépendent de la théorie des probabilités. Une loi du Digeste relative à une question alimentaire prouve que les Romains avaient recherché quelle est, à différens âges, la durée moyenne de la vie humaine. Nous dirons en passant que, quoique nécessairement imparfaites, quand on les compare aux résultats obtenus par la statistique moderne, ces premières données numériques consignées dans le Digeste annoncent que la durée moyenne de la vie des hommes a diminué (dans certaines parties du moins de l’Europe) depuis les Romains jusqu’au Moyen Âge, et qu’elle a augmenté de nouveau dans les derniers siècles, de manière à suivre assez régulièrement la marche de la civilisation. Les compagnies d’assurances maritimes établies dans les républiques italiennes du Moyen Âge font supposer aussi qu’on avait déterminé, d’une manière approximative du moins, la probabilité que le bâtiment assuré se perdrait ou arriverait au port. L’instinct des joueurs habiles dut les porter de tout temps à rechercher dans les jeux de hasard quels sont les coups plus ou moins probables, et l’on trouve des traces de ce genre de recherches dans des ouvrages où l’on ne devrait pas s’attendre à voir traiter des questions relatives au calcul des probabilités. La Vieille (de Vetula), poème en latin barbare, qu’on a eu l’audace d’attribuer à Ovide, renferme à côté des obscénités les plus révoltantes des problèmes relatifs aux combinaisons qu’offrent certains jeux. Dans un ancien commentaire sur la Divine Comédie, on lit à propos de ce vers :

Quando si parte il gioco della zara, (ndlr : « Quand la partie de zara s'interrompt. » “zara” : jeu de hasard qui se jouait au Moyen Âge avec des dés).

que Dante a placé au commencement de son admirable chant de Sordello, une dissertation sur la probabilité d’amener certains points en jouant aux dés ; mais ces recherches, qu’on peut rattacher à ce que la théorie des combinaisons offre de plus simple, ne constituaient pas encore le calcul des probabilités. Galilée, qui de près ou de loin a touché à toutes les questions que les sciences physiques et mathématiques pouvaient présenter de son temps, s’est occupé d’un problème qui forme à lui seul un chapitre important de la théorie des probabilités, savoir de la détermination et de l’influence des erreurs dans les observations. À propos du prix d’un cheval, ce grand esprit s’est demandé s’il fallait estimer l’influence de l’erreur d’après la différence arithmétique ou d’après le rapport géométrique, et si par exemple un homme qui estimerait cinquante écus un cheval qui en vaudrait réellement cent se tromperait autant que celui qui l’estimerait cent cinquante, ou qu’un autre qui en porterait le prix à deux cents écus. Galilée se prononce pour la progression géométrique : un homme qui évalue une chose la moitié de ce qu’elle vaut se trompe, dit-il, autant que celui qui l’estime le double de sa véritable valeur. C’est là une question très délicate : ordinairement, en prenant la moyenne d’un nombre considérable d’observations, on suppose que les erreurs doivent être rangées en progression arithmétique ; mais il est très vraisemblable que cette pratique est parfois inexacte, et que, du moins dans certains cas, Galilée avait raison.

Ces problèmes, résolus seulement par quelques personnes, n’avaient guère excité l’attention des géomètres : les solutions étaient peu connues, et chaque fois il fallait les recommencer. Aussi voit-on Pascal et Fermat, dans la seconde moitié du XVIIe siècle, s’occuper d’abord de ces questions relatives aux combinaisons que Galilée aussi avait déjà traitées ; bientôt, cependant, un problème proposé à Pascal par le chevalier de Méré, joueur fort adroit, porta l’illustre auteur des Provinciales à établir la règle des partis, d’après laquelle il faut partager l’enjeu entre différentes personnes qui, n’ayant pas le même nombre de points, veulent quitter le jeu avant que la partie soit terminée. Voici la question la plus simple résolue à ce sujet par Pascal.

Si deux personnes jouent à un jeu quelconque, de manière que les chances soient égales des deux côtés, et avec la condition que celui qui gagne le premier trois parties prend tout l’argent qui est au jeu, comment faut-il partager cet argent, en supposant que la mise de chacun soit de trente-deux pistoles, et qu’on veuille quitter le jeu lorsque l’un des joueurs a une partie et l’autre deux ?

Pascal trouva que celui qui avait gagné une seule partie ne devait recevoir que seize pistoles, et que les quarante-huit autres revenaient à celui qui avait déjà deux parties ; et, comme il ne connaissait personne à Paris qui pût résoudre des questions de cette nature, il proposa ce problème à Fermat, qui trouva immédiatement une solution générale contre laquelle Pascal fit d’abord différentes objections, mais dont il dut plus tard reconnaître l’exactitude. C’est ainsi que Fermat s’associa, dès l’origine, à l’établissement de la théorie analytique des probabilités, science dont l’auteur de la Mécanique céleste a placé la découverte parmi les plus remarquables qu’ait enfantées le XVIIesiècle, et qui, cultivée de tout temps avec prédilection par les plus célèbres géomètres français, a fait de nos jours de notables progrès par les efforts de Laplace et de Poisson. Il serait à désirer que les principes philosophiques du calcul des probabilités fussent plus répandus et mieux appréciés dans la société. Lorsqu’on les applique surtout à un grand nombre de faits semblables ou à la discussion de phénomènes auxquels se rattachent des chances nombreuses et qui dépendent de causes connues, ces principes conduisent infailliblement à la découverte de la vérité.

Il serait impossible d’exposer ici avec clarté toutes les recherches mathématiques de Fermat. Nous nous bornerons à rappeler qu’il doit partager avec Descartes la gloire d’avoir créé l’application de l’algèbre à la géométrie : il parait même que sur ce point, qui forme le principal titre mathématique de Descartes, Fermat avait devancé cet illustre philosophe. A une époque où la mécanique rationnelle venait à peine de naître entre les mains de Galilée, Fermat sut tirer d’un principe métaphysique une belle solution du problème de la réfraction de la lumière, et il dut, à cette occasion soutenir une longue lutte avec Descartes et avec ses principaux adhérents. Également habile dans la synthèse et dans l’algèbre, il savait résoudre des problèmes de géométrie qui eussent embarrassé Apollonius, et proposer à Descartes des questions sur les quantités irrationnelles, que non-seulement celui-ci ne résolvait pas, mais dont il ne semblait même pas saisir toute la difficulté.

Un homme qui a coopéré aux plus belles découvertes du XVIIe siècle, un mathématicien qui dispute à Descartes le mérite d’avoir créé la géométrie analytique, et à Pascal l’invention du calcul des probabilités, un analyste qui, de l’avis des juges les plus compétents, aurait devancé Newton et Leibnitz dans leurs plus mémorables découvertes, mériterait certes l’hommage de la postérité ; cependant, nous l’avons dit, Fermat a un autre titre à notre admiration. Il est le seul qui, dans une branche importante et difficile des mathématiques, ait su à certains égards aller plus loin que ses successeurs. Tout homme qui a étudié un peu d’arithmétique sait ce que sont les nombres entiers et les nombres fractionnaires. Dans les éléments des mathématiques, on rencontre ces nombres qui sont d’un emploi continuel pour tous les usages, de la vie, et qu’on abandonne bientôt dès qu’on pénètre plus avant dans l’algèbre. Après avoir étudié les diverses branches des mathématiques, on retrouve de nouveau, aux limites, pour ainsi dire, de la science, les nombres entiers et les fractions, dont certaines propriétés, fort difficiles à découvrir, constituent une sorte d’arithmétique transcendante, qu’on appelle théorie des nombres. Cette théorie a de tous temps occupé les géomètres ; elle parait même avoir précédé partout l’algèbre proprement dite. Les Grecs s’y appliquèrent de bonne heure. Pythagore résolut des questions de cette nature, et tout semble indiquer qu’Archimède lui-même cultiva ce genre d’arithmétique. Le génie curieux et subtil des Grecs devait se plaire dans ces recherches, qui devinrent presque populaires chez eux, et qui exercèrent même l’imagination des poètes, comme le prouvent certaines épigrammes de l’Anthologie. L’Arithmétique de Diophante, géomètre alexandrin qui vivait probablement vers le milieu du IVe siècle de l’ère chrétienne, renferme une foule de problèmes difficiles résolus avec une sagacité d’autant plus remarquable, que les méthodes algébriques étaient alors tout-à-fait dans l’enfance.

A une époque reculée, d’autres peuples paraissent avoir cultivé avec une grande prédilection cette haute arithmétique, et l’on sait que Brahmegupta, qui vécut dans l’Inde un siècle avant Charlemagne, avait résolu des questions relatives à la théorie des nombres, qu’on n’a traitées en Europe avec le même succès qu’après la mort de Newton Les Indiens, dans cette science, avaient fait un tel progrès que si, lorsque les Portugais allèrent s’établir en Orient, ils eussent traduit certains poèmes mathématiques composés en sanscrit depuis longtemps, cette branche de l’algèbre aurait reçu en Europe un notable accroissement. Les Arabes ne négligèrent pas la théorie des nombres, et les premiers Européens qui transportèrent l’algèbre chez nous cultivèrent avec succès cette théorie ; quelques fragments d’un ouvrage composé au commencement du XVIIe siècle par Léonard de Pise sur cette matière prouvent que, dès cette époque, les chrétiens s’appliquaient avec succès à la théorie des nombres. Plus tard, Diophante fut traduit et commenté par différents géomètres qui cultivèrent l’arithmétique transcendante, et, en particulier, par Bachet de Meziriac. Dans la seconde édition d’un ouvrage intitulé : Problèmes plaisans et délectables, et imprimé à Lyon en 1624, il donna une méthode pour résoudre généralement certaines équations qu’on appelle indéterminées du premier degré, et fit faire ainsi à cette branche des mathématiques un progrès digne d’être signalé. Par une rencontre singulière, cette méthode coïncide avec celle qu’Aryabhatta, géomètre hindou très ancien, avait trouvée.

Quoique fort intéressants, les travaux de tant de mathématiciens divers sur la théorie des nombres furent complètement éclipsés par les découvertes de Fermat, qui, à l’aide de méthodes aussi nouvelles que fécondes, changea complètement la face de cette branche si difficile des mathématiques. Il paraît que les recherches de Frenicle, qui résolvait sans le secours de l’algèbre et avec une grande adresse les questions les plus difficiles sur les nombres entiers, excitèrent l’émulation de Fermat. En effet, dans une lettre que celui-ci écrivait au père Mersenne, et dans laquelle il disait : Je ne fais que commencer, il lui parlait de Frenicle comme d’un homme très habile dans cette branche des mathématiques. Cette lettre contient le théorème important qui a gardé le nom de Fermat, et qui semblait à l’inventeur devoir le conduire à des résultats remarquables. Mi par di veder un gran lume! ajoutait-il à ce propos en italien au instinct de géomètre ne le trompait pas ; il avait vu effectivement une grande lumière, et, à partir de ce jour, il ne cessa de cultiver, avec une prédilection marquée, cette théorie des nombres à laquelle il attacha indissolublement son nom.

De toutes les branches des mathématiques, la théorie des nombres est celle dont il est peut-être le moins difficile de donner quelque idée aux personnes du monde. Les énoncés des questions les plus simples relatives à cette théorie peuvent souvent s’expliquer assez clairement et ont été parfois compris dans ce qu’on appelle les jeux de société. Supposons, par exemple, qu’une maîtresse de maison, ayant du monde à dîner, dise à sa cuisinière qu’elle veut dépenser soixante francs, ni plus ni moins, pour son rôti, et qu’il faut que ce rôti se compose à la fois de bécasses, de perdreaux et de mauviettes, de manière qu’il y ait soixante en tout de ces animaux. La cuisinière se rend au marché et là elle trouve que les bécasses valent trois francs pièce, qu’un perdreau vaut deux francs, et qu’on lui donne cinq mauviettes pour un franc. Le prix est invariable, il n’y a rien à rabattre. Voilà notre cuisinière bien embarrassée : l’ordre qu’elle a reçu est positif ; elle ne peut acheter ni la moitié d’un perdreau ni le tiers d’une bécasse ; il lui faut soixante pièces pour soixante francs. Une telle question est du ressort de la théorie des nombres. Aryabhatta dans l’Inde et Bachet en France ont donné chacun la même méthode pour traiter tous les problèmes du même genre, qu’habituellement on résolvait autrefois par tâtonnement Cette cuisinière n’a que deux manières de contenter sa maîtresse : ou elle dois acheter vingt-deux perdreaux, trois bécasses et trente-cinq mauviettes, ou bien huit perdreaux, douze bécasses et quarante mauviettes. Hors de là, ou elle n’aura pas soixante pièces ou elle dépensera plus ou moins de soixante francs.

Les problèmes de cette nature semblent, à raison de leur apparente facilité, offrir un attrait tout particulier, et Legendre a fait depuis longtemps cette remarque, que ceux qui s’appliquent à la théorie des nombres paraissent la cultiver avec une sorte de passion. On se tromperait cependant si l’on croyait que tous les problèmes qu’on sait résoudre à ce sujet peuvent s’énoncer d’une manière aussi simple et se réduire à des questions de pure curiosité. Les progrès que cette branche des mathématiques a faits de nos jours ont montré son intime liaison avec les branches les plus élevées de l’analyse.

Cependant, comme la théorie des nombres n’a offert, jusqu’à ces derniers temps, que peu de points de contact avec les autres parties des mathématiques, et qu’elle emprunte plutôt sa force à l’étude approfondie de propriétés difficiles qu’aux notations nouvelles, si utilement introduites dans l’analyse moderne, il ne faut pas s’étonner qu’un homme d’un génie supérieur, méditant sans cesse sur un tel sujet, ait pénétré en quelques points plus avant que ne l’ont fait ses successeurs. Nous savons que Fermat avait entrepris des ouvrages considérables sur diverses parties de l’analyse indéterminée, mais ces écrits ne sont pas arrivés jusqu’à nous, et tout ce qui nous reste de lui sur cette matière se réduit à peu près à des théorèmes qu’il avait découverts et qu’il a énoncés, sans les démontrer, dans ses lettres, et à quelques notes sur l’ouvrage de Diophante. Ces énoncés prouvent qu’il avait fait des découvertes très importantes dans l’analyse indéterminée, et comme depuis un siècle les géomètres les plus illustres ont cherché la démonstration de ces divers théorèmes, souvent sans pouvoir y parvenir, on peut juger par là de la grande difficulté de ces propositions et des progrès que Fermat avait faits. Ces théorèmes ont exercé successivement l’esprit d’Euler, de Lagrange, de Legendre, d’Abel et des plus célèbres mathématiciens de notre temps. Peu à peu et avec de grands efforts, on en a retrouvé les démonstrations ; mais il en reste toujours un qui, jusqu’à présent, a résisté à toutes les tentatives et dont on n’a prouvé que quelques cas particuliers. Par une circonstance assez bizarre, Fermat avait donné une méthode pour démontrer ce théorème dans certains cas, et c’est précisément celui-là qui a bravé les efforts désespérés des géomètres, forcés d’avouer que sur ce point Fermat était plus avancé il y a deux siècles que nous ne le sommes aujourd’hui.

C’est surtout en établissant des propositions négatives que Fermat a déployé toute la puissance de son génie. Des propriétés de cette nature se rencontrent dans l’arithmétique la plus élémentaire. On connaît généralement la différence qu’il y a entre les nombres pairs et les nombres impairs, et l’on comprend sans peine qu’en ajoutant deux nombres pairs entre eux, on ne formera jamais un nombre impair. Voilà ce qu’on appelle une proposition négative. Quoique bien élémentaire, elle donne une idée de ce genre de propositions. Fermat en énonça de très difficiles, entre autres celle-ci : Si l’on prend deux nombres entiers à volonté, et qu’on multiplie chacun de ces nombres, deux fois de suite par lui-même, il est impossible que la somme de ces deux produits soit égale à un nombre quelconque multiplié également deux fois par lui-même. Si l’on choisit, par exemple, les nombres 3 et 10, en multipliant 3 d’abord par 3 on a 9, et en multipliant encore ce produit par 3, on obtient 27 ; en multipliant 10 deux fois de suite par lui-même, on a 1,000 ; la somme de 27 et de 1,000 est 1,027, qui n’est pas le produit d’un nombre multiplié deux fois par lui-même. Cela est vrai toujours, quels que soient les nombres que l’on choisisse. Cette proposition difficile, énoncée d’abord par Fermat sous la forme d’un défi adressé surtout aux géomètres anglais et hollandais, qui n’en aperçurent pas la difficulté, a été démontrée par Euler. Elle n’est qu’un cas particulier d’un théorème général dont on cherche encore la démonstration.

Des mathématiciens qui avaient fait de vains efforts pour démontrer les théorèmes trouvés par Fermat ont voulu jeter quelque doute sur la réalité des démonstrations qu’il déclarait posséder, et ils ont supposé que ce grand géomètre était parvenu à certains résultats plutôt par induction et un peu au hasard que par une analyse rigoureuse de la question. Certes, si Fermat nous était parfaitement inconnu, si l’on ne savait pas combien il était modeste et réservé, s’il n’avait laissé que des énoncés sans démonstration, le doute serait à la rigueur possible ; mais, quand il s’agit d’un homme aussi éminent, qui a fait d’autres découvertes dont il a donné des démonstrations qu’il n’a pourtant pas publiées, et que nous ne connaissons que parce que ses manuscrits n’ont pas été tous perdus, il faut admettre que ces vérités, il les avait démontrées rigoureusement par des méthodes qui lui étaient propres et que nous ignorons. D’ailleurs, toutes ces propositions, à mesure qu’on s’en est occupé, ont été trouvées rigoureusement exactes : une seule fois il paraît avoir cru à la vérité d’une proposition dont Euler reconnut plus tard l’inexactitude, et ce fait même confirme ce que nous venons de dire ; car Fermat, qui affirme posséder la démonstration de tous les autres théorèmes, répète sans cesse qu’il n’a jamais pu démontrer la propriété dont il s’agit. C’est donc là, comme on le voit, un motif de plus pour croire qu’il possédait la démonstration des autres propositions dont on a prouvé la vérité. Prétendre du reste que Fermat, par la seule intuition, a pu découvrir, sans jamais se tromper, tant de beaux théorèmes, tant de propositions si difficiles, c’est le supposer doué d’une faculté merveilleuse, d’un sixième sens mathématique beaucoup plus extraordinaire que le génie qu’il possédait réellement.

Deux causes principales nous ont privés de ces démonstrations : l’aversion que Fermat manifesta constamment contre toute publication qui porterait son nom, et les obstacles que son fils, qui n’était pas mathématicien, rencontra lorsqu’il voulut rassembler les manuscrits dispersés de son père, et lorsqu’il chercha un savant capable de diriger l’édition.

Fermat n’a jamais rien publié sous son nom, et il ne paraît avoir fait imprimer qu’une seule dissertation anonyme sur la comparaison des lignes courbes avec les lignes droites. A la vérité, il fut commis quelques indiscrétions, malheureusement trop rares, par ses amis. En 1644, Herigone inséra dans le sixième volume de son Cours de Mathématiques un abrégé de la méthode des tangentes, que l’on doit à ce grand géomètre, et Saporta, à la suite de sa traduction (imprimée à Castres en 1664) du traité du mouvement des eaux par Torricelli, publia quelques remarques de Fermat sur un passage de Synesius relatif à l’aréomètre, et qu’aucun érudit n’avait pu comprendre jusqu’alors. Dans l’édition d’Athénée, qui parut à Lyon en 1657, on lit aussi quelques notes de Fermat. Ces divers fragments étaient loin de révéler tout le génie de l’auteur. Une indiscrétion plus considérable fut commise en Angleterre par Wallis, profond géomètre, qui fit paraître, en 1658, un volume très intéressant, intitulé : Commercium epistolicum, et renfermant plusieurs lettres de Fermat. Ce recueil, qui contient en outre des lettres de Brouncker, de Digby, de Frenicle, de Wallis et de Schooten, a pour objet spécial la démonstration de certaines questions que Fermat proposait comme des espèces de défis aux géomètres anglais. Dans une lettre imprimée, mais toujours anonyme, adressée à Digby, et qui paraît avoir échappé à tous les biographes, Fermat se plaignit avec raison de cet étrange abus de confiance qu’on ne craint pas de commettre en publiant des lettres confidentielles sans en avoir obtenu l’autorisation. Il résulte de ses lettres au père Mersenne que Fermat, très libéral de communications scientifiques, ne voulait pas souffrir que rien de ce qu’il lui envoyait parût sous son nom[N 2]. Une lettre de Descartes, qui est la soixante-huitième du troisième volume de l’édition de 1667, confirme la vérité de ce fait, et l’on voit, par une autre lettre de Bernard Medon à Heinsius, que les prières de tous les amis de Fermat, que les instances du chancelier de France même, n’avaient pu rien obtenir sur ce point. En désespoir de cause, Medon engage Heinsius à s’adresser à la reine Christine, afin qu’elle exhorte Fermat à publier les ouvrages achevés qu’il avait dans son cabinet. Cette lettre, que Burmann a insérée dans son grand recueil épistolaire, est de l’année 1651, et, comme Fermat vécut encore quatorze ans sans rien faire imprimer, il faut croire que, si elles eurent lieu, les démarches de cette femme célèbre ne réussirent pas à ébranler une si ferme résolution.

La modestie de ce grand géomètre a été, sans contredit, une des causes qui l’ont porté à ne rien publier. Il sentait sa force, et ne craignait pas les discussions ; mais il travaillait pour lui-même et non pas pour la gloire. « J’ay si peu de commodité (écrivait-il au père Mersenne) d’écrire mes démonstrations… que je me contente d’avoir découvert la vérité et de savoir le moyen de la prouver lorsque j’aurai le loisir de le faire. »[N 3] Satisfait de vaincre les plus grandes difficultés, il communiquait ses découvertes à ses amis, à des géomètres tels que Pascal, Descartes, Roberval, Frenicle, Wallis, Torricelli, Huyghens, et souvent il ne gardait pas même copie des démonstrations qu’il leur adressait. C’était surtout par l’entremise du père Mersenne, dont la correspondance était si étendue, que se faisaient ces communications. Dans une lettre inédite, du 26 mai 1664, écrite par Fermat à ce savant religieux, nous lisons : « En tout cas, vous m’obligeriez de me renvoyer ma démonstration, parce que je n’en ay pas gardé copie. » On voit par la même lettre que Fermat n’avait pas de copie de ses écrits les plus importants qu’il avait envoyés à Paris. Très ferme dans ses opinions, il se défendait sans rien céder, et il ne se fâchait pas des injures. Nous avons dit qu’il eut une discussion avec Pascal sur le calcul des probabilités, et que l’immortel auteur des Provinciales finit par reconnaître que Fermat avait raison. On rencontre plus de difficulté avec Descartes, esprit dominateur, qui ne souffrait pas d’égal, et qui ne pouvait pardonner à Fermat ses découvertes. Pour critiquer victorieusement une méthode de Fermat, il la défigura de mille manières, et il parvint aisément ainsi à trouver en défaut l’auteur, qu’il appelait ironiquement le conseiller de minimis. Ce mauvais jeu de mots n’empêcha pas Fermat d’avoir raison et d’obtenir le suffrage et l’appui des géomètres les plus célèbres de son temps. Traité fort durement par Descartes, il répondit toujours avec la plus grande modération, et il opposa à ses dédains cette déclaration : « M. Descartes ne saurait m’estimer si peu que je ne m’estime encore moins. » Il fit plus : après la mort de son illustre adversaire, il redoubla d’éloges et ne cessa d’exalter ce beau génie.

Quant à Descartes, malgré un rapprochement ménagé par le père Mersenne, et à la suite duquel ce grand philosophe, écrivant à Fermat, le comparait à la belle Bradamante de l’Arioste, « laquelle ne voulait recevoir personne pour serviteur, qu’il ne se fust auparavant éprouvé contre elle au combat, » il ne put jamais pardonner au magistrat de Toulouse d’avoir, après lui, reculé les bornes de la géométrie. Tantôt il affectait de proposer à un écolier nommé Gillot les problèmes que Fermat adressait à Mersenne, tantôt il ne prenait pas même la peine de comprendre l’énoncé de ces propositions, et il donnait des solutions peu dignes de lui. Une fois entre autres, il annonça qu’il ne lui avait fallu qu’un demi-quart d’heure pour résoudre une question proposée par Fermat, et il a été prouvé que la méthode de Descartes répondait si peu au but, qu’en supposant le calcul effectué, cet illustre mathématicien aurait dû employer plus de vingt-quatre heures sans interruption pour lire seulement le résultat.

Fermat, qui avait une si grande déférence pour Descartes, s’exprimait avec moins de réserve à l’égard de certains géomètres, surtout des Anglais, qu’il aimait à harceler par des problèmes. Wallis qui n’attachait pas une grande importance aux propositions négatives dont nous avons déjà parlé, les ayant repoussées avec une sorte de dédain, Fermat écrivit à Digby : « Je suis toujours surpris de quoi M. Wallis méprise constamment tout ce qu’il ne sait pas. »

Cette modestie, ce mépris d’une popularité à laquelle il ne sacrifia jamais, ne furent pas les seules causes qui éloignèrent Fermat de toute publication. A ces sentiments si honorables se joignait chez lui l’attachement le plus profond à ses devoirs. Nous l’avons dit, Fermat était conseiller au parlement de Toulouse, et il savait si bien ce qu’il devait à cette charge, qu’il oubliait sa gloire scientifique quand il s’agissait de l’administration de la justice. Il ne s’occupait de certaines questions de mathématiques que presque en passant, quasi aliud agens et ad altiora festinans, nous dit son fils[N 4]. Ce géomètre, qui ne se donnait pas le temps de copier les lettres dans lesquelles il consignait le résultat de ses recherches, et qui faisait des découvertes en courant, cet homme qui ne cesse de répéter dans ses lettres que le temps lui manque, donnait toute son application aux affaires dont il était chargé, et nous avons vu récemment avec une admiration respectueuse, dans les archives du parlement de Toulouse, qui sont réunies actuellement à celles de la cour royale de cette ville, une foule de rapports et de travaux judiciaires de Fermat. Il faut espérer que des recherches persévérantes faites dans ces archives, qu’on n’a pas encore complètement mises en ordre, et où cependant nous avons recueilli quelques nouveaux renseignements relatifs à la biographie de ce grand géomètre[N 5], feront mieux connaître la vie de Fermat et répandront une plus grande lumière sur tout ce qui concerne ce génie supérieur.

Sa répugnance pour la publicité n’aurait pas suffi pour nous priver de ses écrits les plus importants, si, après sa mort, on s’était empressé de publier immédiatement tout ce qui restait de lui ; mais, excepté Clerselier, qui, en 1667, fit paraître dans le troisième volume de la correspondance de Descartes un assez grand nombre de lettres de Fermat relatives à ses discussions scientifiques avec les cartésiens, aucun savant ne s’occupa de recueillir et de faire imprimer les manuscrits de Fermat. Nous venons de voir que souvent il ne gardait pas copie des opuscules qu’il adressait à diverses personnes Il conservait encore moins copie de ses lettres, dans lesquelles il jetait à la hâte ses idées sur différents sujets scientifiques Cependant on se communiquait ses travaux, et, dans l’ouvrage que nous avons cité, Herigone dit avoir vu en manuscrit plusieurs écrits mathématiques de Fermat. L’article nécrologique du Journal des Savans nous apprend que Carcavi, ancien collègue de Fermat au parlement de Toulouse, était le dépositaire de tous ses écrits Peut-être cette assertion est-elle trop générale, car nous verrons bientôt qu’une foule de lettres scientifiques de Fermat se trouvaient dispersées entre les mains de différentes personnes . Quoi qu’il en soit, il paraît que Samuel Fermat, fils du grand géomètre, ne trouva parmi les papiers de son père que bien peu d’écrits mathématiques. Une correspondance autographe entre Justel  et Samuel Fermat, que nous avons trouvée récemment dans la bibliothèque de Saint-Étienne à Toulouse, prouve que Samuel, qu’on a souvent accusé de n’avoir pas déployé assez de zèle pour arracher à l’oubli les écrits de son père, n’a cessé d’insister, le plus souvent sans fruit, pour qu’on lui communiquât ceux qui étaient entre les mains de divers savants de Paris.

Samuel Fermat, conseiller aussi au parlement de Toulouse, avait plus hérité de l’érudition que du génie géométrique de son père. Il a laissé des vers latins et français, des dissertations sur divers points de jurisprudence et quelques traductions du grec ; mais, étranger aux mathématiques, il n’aurait pas voulu, sans le secours d’un géomètre, se faire l’éditeur des œuvres de Fermat. D’ailleurs, nous l’avons dit, ces œuvres n’étaient pas en sa possession. Il paraît que ce qu’il trouva de plus intéressant dans le cabinet de son père, ce fut un exemplaire de l’édition donnée en 1621 par Bachet de l’ouvrage de Diophante. A la marge de ce livre, qui est un volume in-folio, Fermat avait écrit quelques observations et l’énoncé de plusieurs théorèmes sur la théorie des nombres. Lagrange, qui s’y connaissait, affirme que ces annotations renferment la partie la plus précieuse des écrits de Fermat qui nous soit parvenue. Samuel Fermat comprit toute l’importance de ces notes marginales, et s’entendit avec le père Billy, habile mathématicien, pour donner une nouvelle édition de Diophante, enrichie de ces annotations. Cette édition parut à Toulouse en 1670, et le père Billy, qui était en correspondance avec Fermat, y ajouta un extrait fort intéressant des lettres scientifiques que ce grand géomètre lui avait adressées. On doit regretter qu’à la place de cet extrait, que Billy appelle Inventum novum, ce savant jésuite n’ait pas publié intégralement les lettres de Fermat. Toutefois, en comparant une lettre autographe de Fermat au père Billy, qui existe encore à la Bibliothèque royale de Paris, avec l’extrait correspondant inséré dans l’Inventum novum, on peut se convaincre que Billy a reproduit fidèlement les idées de l’auteur. Cet abrégé d’une seule correspondance contient trente-six pages in-folio, et l’on y trouve des méthodes de Fermat qu’on chercherait vainement ailleurs. Il donne une idée de tout ce que devaient renfermer les lettres que Fermat adressait si fréquemment à ses amis.

C’est à la marge de la huitième question du second livre de l’ouvrage de Diophante que Fermat avait énoncé cette proposition négative que nous avons citée, et dont on n’a pas encore pu retrouver la démonstration générale. Sans nul doute, Fermat possédait cette démonstration, qui était, à ce qu’il paraît, d’un genre singulier, car, après l’énoncé du théorème, il ajoute : « J’en ai découvert une démonstration admirable, mais il y a trop peu de marge pour que je puisse la donner ici… (hanc marginis exiguitas non caperet). » Ce fait seul justifie les bibliophiles qui recherchent les exemplaires grands de marge. Si le Diophante que possédait Fermat avait été non rogné, peut-être ce grand géomètre aurait-il pu à cet endroit, comme il l’a fait ailleurs, esquisser rapidement une démonstration qu’il est si difficile de retrouver. Ceux qui ont vu à la bibliothèque de Bordeaux l’exemplaire des Essais à la marge duquel Montaigne avait préparé une nouvelle édition complètement refondue de son ouvrage inimitable apprécieront d’autant plus le respect des amateurs pour les marges d’un livre, que ce précieux volume a été horriblement mutilé, dans ces derniers temps par le fer d’un détestable relieur.

Cette nouvelle édition de Diophante, que les géomètres mettent tant d’empressement à se procurer aujourd’hui, n’eut aucun succès en France au moment où elle parut. Les exemplaires ne trouvaient point d’acheteurs, et Samuel Fermat chercha vainement à faire quelques échanges avec les libraires de Paris. Cela résulte des premières lettres adressées à Samuel Fermat par Justel, qui ajoute pourtant : « Tous les Anglais qui sont ici en cherchent. Vous m’obligerez de me faire savoir où on en pourra trouver, afin que je le leur enseigne. Le nom de monsieur votre père est en si grande vénération en ce pays-là, que tout ce qui vient de lui est recherché avec empressement. On me prie de savoir si vous ne donnerez pas dans quelque temps le reste des ouvrages dont M. Carcavi a la plus grande partie et M. Thoinard aussi. »

Samuel Fermat n’avait pas besoin de stimulant pour songer à une telle publication, et la suite de cette correspondance prouve qu’il mit tout en œuvre pour rassembler les manuscrits de son père et pour trouver un mathématicien capable de surveiller l’édition d’un ouvrage qui avait besoin d’être revu avec d’autant plus de soin, que l’auteur était mort sans rien préparer pour l’impression, ne laissant guère que des notes et des brouillons. Tantôt Fermat s’adresse à Bouillaud, astronome et érudit fort connu, pour qu’il veuille se charger de la publication de ses écrits ; tantôt il fait prier Carcavi de diriger cette édition, et de la placer sous le patronage de l’Académie des Sciences que Louis XIV venait de créer. Malheureusement ces tentatives n’eurent aucun succès : Bouillaud commence par accepter, et refuse ensuite ; Carcavi hésite, et l’Académie reste indifférente. Bref, personne ne veut s’en charger en France. Justel écrit alors à Fermat : « N’ayant trouvé personne ici qui veuille prendre le soin de l’impression des ouvrages de monsieur votre père, j’ai eu recours aux étrangers. Il y en a plusieurs en Angleterre qui sont très capables, qui se chargeront de l’impression et de la correction, si vous voulez bien les leur confier. Ils ont tant de vénération et d’estime pour tout ce qui porte votre nom, qu’il n’y a rien qu’ils ne fassent. Si vous jugez à propos de les laisser sortir du royaume, mandez-le-moi et tout ce que vous désirez que je fasse. »

Cette proposition, qui honore les savants anglais auxquels l’illustre magistrat de Toulouse avait souvent montré sa supériorité, ne fut pas acceptée, et Samuel Fermat prit enfin le parti de se faire l’éditeur des ouvrages mathématiques de son père ; mais alors se présenta un autre genre de difficultés. Plusieurs années s’étaient écoulées depuis la mort de Fermat, et les personnes auxquelles il avait communiqué ses écrits les plus remarquables n’existaient plus : Mersenne, Pascal et Descartes étaient morts avant lui ; Mydorge, Petit, Frenicle, avaient aussi cessé de vivre, et leurs papiers étaient dispersés. Avant de mourir, Roberval s’était emparé d’une partie de la correspondance du père Mersenne, et Picard s’était laissé prendre beaucoup de lettres de Fermat. Justel nous apprend que ces mêmes savants, qui ne faisaient rien pour que le nom de Fermat passât à la postérité, refusaient de communiquer les lettres qu’il leur avait adressées, sous prétexte qu’elles étaient trop précieuses. Il paraît que Thoinard seul mit avec empressement à la disposition du fils tous les écrits de Fermat qu’il possédait. Thoinard, qui est peu connu aujourd’hui, était un des hommes les plus savants du XVIIe siècle avec Leibnitz et avec Locke, il a laissé une correspondance précieuse dont la partie la plus intéressante est actuellement entre les mains de M. Brunel, le célèbre bibliographe. Si nous sommes bien informé, cette correspondance ne contient aucun écrit de Fermat.

Malgré toutes ces difficultés, Samuel Fermat fit paraître à Toulouse, en 1679, un volume in-folio intitulé Opera varia, qui renferme plusieurs traités géométriques, et un certain nombre de lettres scientifiques adressées à Fermat ou écrites par lui. Parmi ces lettres, il y en a quelques-unes de Pascal, de Roberval et de Descartes. On ignore pourquoi Samuel Fermat, qui a reproduit dans ce volume des pièces déjà publiées précédemment, n’y a inséré ni le Commercium epistolicum, publié par Wallis en Angleterre, ni les lettres qui avaient paru dans la correspondance de Descartes. Quelques vers latins placés à la fin du volume font regretter les vers français et espagnols dont l’article nécrologique si souvent cité du Journal des Savans parle avec tant d’éloge. En 1665, on se connaissait en beaux vers à Paris, et nous voudrions pouvoir être à même d’apprécier cette délicatesse d’esprit, cette élégance, qui caractérisaient, à ce qu’on assure, les poésies de ce génie si profond et si souple à la fois.

Ce n’est donc pas, comme on l’a dit souvent, la négligence de Samuel Fermat qui nous a privés des plus belles découvertes de son père. Si, après la mort de ce grand homme, les savants se fussent intéressés à sa gloire, s’ils eussent compris toute l’importance de ses travaux, les éditeurs n’auraient pas manqué, et Samuel Fermat n’aurait pas eu à lutter contre d’insurmontables difficultés. Justel nous apprend que le mérite de Fermat était plus connu et admiré dans les pays étrangers qu’en France. Et pourquoi ? C’est que, — d’autres l’ont déjà remarqué, — après la mort de Fermat il n’était resté en France aucun géomètre de premier ordre pour apprécier à leur juste valeur ces admirables découvertes. Ce fut seulement au XIXe siècle, lorsqu’Euler, s’appliquant avec une si grande persévérance à la théorie des nombres, dut s’occuper longtemps des théorèmes énoncés sans démonstration par Fermat, que le nom de cet illustre géomètre fut pour ainsi dire ressuscité. La découverte des nouveaux calculs, la lutte qu’elle suscita entre les géomètres anglais et les géomètres du continent, ainsi que les grandes applications à la mécanique céleste, dont l’importance frappa tous les esprits., contribuèrent à éloigner pendant quelque temps les mathématiciens des travaux de Fermat.

Si par des démarches actives et répétées Samuel Fermat n’avait pas réussi à préserver les manuscrits de son père de la dispersion et de l’oubli, on doit penser que cette insouciance coupable ne dut pas s’arrêter lorsque la piété filiale cessa de lutter contre elle. Aussi, dans les débris qui sont arrivés jusqu’à nous des recueils manuscrits formés par Mersenne, par Bouillaud, par Carcavi, par Billy, par Thoinard, et qui, on le sait, contenaient tous des écrits de Fermat, on n’en retrouve plus aucun. De toutes les lettres qu’il avait adressées à Billy une seule, que nous avons mentionnée, reste encore à la Bibliothèque royale de Paris. Les manuscrits de Bouillaud, conservés dans la même bibliothèque, ne renferment plus les travaux mathématiques de Fermat que, d’après un ancien inventaire, Bouillaud possédait avant de mourir. On n’y trouve même plus une lettre autographe de Fermat qu’on y voyait autrefois et qui était relative à l’interprétation d’un passage de Frontin. Cette lettre intéressante, qu’on chercherait vainement dans les Opera varia, a été insérée par Camusat dans son Histoire critique des Journaux. La correspondance de Pascal contenait un nombre considérable de lettres de Fermat, dont quelques-unes seulement ont été publiées par Bossut. Dans sa belle édition des Pensées de Pascal, M. Faugère nous apprend que le père Guerrier, qui travailla tant sur les manuscrits de Pascal, a déclaré, dans une note qui existe encore, qu’il ne transcrivait pas les lettres adressées par Fermat à Pascal, parce qu’elles ne contiennent que de l’algèbre et des figures de géométrie ! On conçoit qu’avec de telles dispositions d’esprit, des hommes instruits aient laissé périr les écrits les plus importants de Fermat.

Cependant, lorsqu’il s’agit de manuscrits, on ne doit jamais désespérer de rien. Souvent ce qu’on croit perdu n’est que caché, et il ne faut pas oublier que les manuscrits autographes de Galilée, que sa correspondance inédite, qu’on supposait depuis longtemps anéantie ont été retrouvés un beau jour dans la boutique d’un charcutier auquel un domestique, qui les avait découverts dans un vieux silo, les vendait au poids. La correspondance originale que Peiresc entretenait avec tous les savants de son temps, correspondance précieuse dont depuis plus d’un siècle on a déploré la perte dans vingt ouvrages divers, et qu’on prétendait avoir été transformée en papillotes par une nièce du célèbre magistrat d’Aix, se trouve depuis longues années à la Bibliothèque royale de Paris, où tout le monde peut la voir ! De tels faits sont bien propres à soutenir le zèle des personnes qui ne désespèrent pas de découvrir des manuscrits importants égarés dans ces derniers siècles.

Le hasard parfois se charge de révélations inattendues. Nous avions, comme tant d’autres, fait d’inutiles tentatives pour retrouver dans les grands dépôts littéraires de la France et de l’Italie quelques-uns des manuscrits inédits de Fermat ; nous savions qu’à la bibliothèque de Toulouse on ne conserve qu’une note écrite par Fermat en tête d’un exemplaire des Dialogues de Galilée, et nous n’avions guère l’espoir de faire quelque intéressante trouvaille à cet égard, lorsqu’il y a six ans un libraire parisien, M. Cretaine, nous communiqua une note informe qu’il avait reçue de la province, et dans laquelle se trouvait l’indication de plusieurs manuscrits qui étaient à vendre chez un bouquiniste de Metz Les premiers mots sur lesquels s’arrêtèrent nos yeux furent ceux-ci : Manuscrits inédits de Fermat ! On pense bien que nous ne perdîmes pas de temps. Grace à l’obligeante intervention d’un professeur distingué de l’école de Metz, M. Didion, vingt lettres scientifiques inédites de Fermat, et huit opuscules mathématiques également inédits de ce grand géomètre, se trouvèrent bientôt en notre possession. On comprendra toute l’importance de cette découverte lorsqu’on saura que ces écrits pourront augmenter de deux tiers environ les travaux de Fermat contenus dans les Opera varia.

Dans l’exposé des motifs du projet de loi relatif à la publication des Œuvres complètes de Fermat, M. Villemain avait fait allusion aux différentes sources auxquelles il fallait puiser, afin que l’édition projetée répondît au vœu des savants. Le rapporteur de la commission nommée par la chambre pour examiner ce projet de loi paraît, chose étrange ! n’avoir peu connaissance de cet exposé de motifs ; car, tout en concluant en faveur de l’adoption, il a raisonné comme si l’on ne connaissait d’autres écrits imprimés de Fermat que les Opera varia et les notes marginales sur l’ouvrage de Diophante . De la publication faite par Wallis, des lettres et des opuscules publiés dans la correspondance de Descartes, de ce que Bossut a inséré dans son édition des œuvres de Pascal, le rapport n’en dit pas un mot. Bien plus, on y propose de supprimer des lettres en assez grand nombre déjà publiées dans les Opera varia, et plusieurs articles relatifs aux recherches que Fermat avait faites sur certaines parties de l’analyse indéterminée. Passant au Diophante, le rapporteur demande qu’on ne le réimprime pas, d’abord, dit-il, parce que les éditions qui existent de cet ouvrage sont bien suffisantes pour les érudits, et ensuite parce que, à son avis, ce serait une faute d’appeler trop vivement l’attention du public vers l’analyse indéterminée. D’ailleurs, ajoute-t-il, doit-on, « à raison de quelques lignes de Fermat, réimprimer le Diophante tout entier ? » Quant aux manuscrits inédits rassemblés par Arbogast, le rapporteur, qui ne les a jamais vus, déclare qu’ils n’offrent pas un grand intérêt, et qu’en tout cas ils ne fourniraient qu’un petit nombre de pages à la nouvelle édition. Ayant ainsi amoindri en étendue et en importance les œuvres de Fermat, l’honorable rapporteur arrive à cette conclusion, qu’il ne resterait pas la matière des deux volumes projetés par M. Villemain, et il demande que cette édition soit complétée par les écrits d’autres savants français, parmi lesquels il cite Viete et Descartes, au sujet de l’application de l’algèbre à la géométrie, Pascal et Roberval, en ce qui concerne quelques-uns de leurs travaux mathématiques et la presse hydraulique, et enfin Papin, pour ses conceptions de la machine et des bateaux à vapeur.

Assurément, si le gouvernement formait le projet de réimprimer les écrits les plus importants des géomètres français, nous applaudirions à cette mesure, surtout si elle s’appliquait à des ouvrages dont la rareté est égale au mérite, et non pas, par exemple, aux travaux mathématiques de Pascal et de Descartes, qui ont été réimprimés récemment et que l’on peut se procurer partout à bas prix ; mais accoler d’autres ouvrages aux écrits de Fermat, ce serait déclarer en quelque sorte que ceux-ci ne méritent pas d’occuper seuls le public, et atténuer la portée d’une grande manifestation nationale. Du reste, nous pensons que l’on ne s’est formé une juste idée ni des écrits de Fermat, ni de ceux qu’on voudrait y joindre. Si l’on adoptait les idées émises dans le rapport, il est fort à craindre que, tout en donnant une édition incomplète des œuvres de Fermat, on ne dépassât de beaucoup les limites de deux volumes. D’ailleurs, quelle relation y a-t-il entre la machine à vapeur et les travaux mathématiques de Fermat ? On dirait, Dieu nous pardonne, que l’honorable rapporteur de la chambre des députés, plus familiarisé avec les instruments d’astronomie et d’optique qu’avec les matières qui formaient l’objet habituel des méditations scientifiques de Fermat, non-seulement n’a pas saisi les indications de M. Villemain relativement aux divers recueils qui contiennent les écrits de Fermat, mais que même il n’a ouvert le Diophante avec les notes de Fermat et les Opera varia qu’à cette occasion ; et fort à la hâte. En effet, après avoir assuré qu’il en a fait le calcul, il déclare que les notes de Fermat sur l’ouvrage de Diophante forment en somme l’équivalent de dix à douze pages, qu’il réduit plus loin à quelques lignes. Or, nous avons déjà vu que ce volume commence par un abrégé de trente-six pages in-folio des travaux mathématiques adressés à Billy par Fermat. Cet important abrégé doit nécessairement être inséré dans la nouvelle édition, il avait complètement échappé au savant rapporteur. Nous ne pensons pas qu’il faille rien retrancher des œuvres de Fermat. On sait que, rareté à part, les anciennes éditions ne sont complètement remplacées par les réimpressions qu’à la condition que celles-ci reproduisent au moins tout ce que les autres contiennent. Si l’on retranchait la moindre partie des œuvres de Fermat, on verrait bientôt l’ancienne édition recherchée avec avidité et placée invariablement dans les bibliothèques à côté de la nouvelle. D’ailleurs, qui oserait, avec le rapporteur, déclarer inutiles certaines questions que Fermat jugea dignes d’occuper son esprit ? Quant au Diophante, qu’on semble rejeter si lestement aujourd’hui par le double motif que cet ouvrage n’est pas assez rare, et qu’il ne faut pas trop encourager l’étude de la théorie des nombres, il suffit de faire remarquer que Lagrange, dont l’autorité ne sera contestée par personne, avait voulu réimprimer cet ouvrage qu’il déclarait très rare il y a longtemps, et dont à plusieurs reprises il a manifesté le vœu qu’on fît une nouvelle édition. Ce livre est si peu commun, que dans ce moment-ci le gouvernement en fait rechercher vainement un exemplaire chez tous les libraires de Paris. S’il est d’ailleurs dangereux d’exciter les jeunes géomètres à diriger leurs efforts vers la théorie des nombres, on ne doit pas seulement omettre l’ouvrage de Diophante, il faut supprimer aussi les notes de Fermat et interdire désormais à l’Institut de proposer pour sujet du grand prix de mathématiques des questions tirées de cette théorie.

Disons-le nettement, si, pour la nouvelle édition des œuvres de Fermat, on avait dû suivre les idées émises par le rapporteur de la chambre des députés, nous pensons que le gouvernement eût été contraint d’y renoncer, car elle serait devenue inexécutable. Heureusement la chambre des pairs a mieux compris ce qu’il fallait faire pour la gloire de Fermat, et la commission, par l’organe de M. de Laplace, a déclaré qu’elle n’approuvait pas cet assemblage d’écrits divers qui, par leur réunion, auraient affaibli l’hommage qu’on voulait rendre à la mémoire de ce grand géomètre . Caractérisant sans phrases et très convenablement les travaux et le génie de Fermat, le nouveau rapporteur a fait justice des idées aventureuses que contenait le premier rapport, et, dans une loi destinée à exalter la gloire de Fermat, il s’est bien gardé de jeter quelque défaveur sur une branche des mathématiques que ce grand géomètre avait cultivée avec passion. Il a parfaitement compris que les sciences se tiennent, que le progrès de l’une est intimement lié à l’avancement de toutes les autres, et que, sous prétexte de favoriser les progrès de la mécanique céleste ou de l’acoustique, parler avec une sorte de dédain de l’analyse indéterminée dont des hommes tels que Fermat ; Euler ; Lagrange, s’occupèrent toute leur vie, et qui est cultivée actuellement en France et en Allemagne par les plus illustres géomètres, c’était, en réalité, s’opposer aux progrès des mathématiques. M. de Laplace a puisé des idées plus élevées dans les écrits de son illustre père, qui connaissait véritablement la mécanique céleste et la théorie mathématique du son, et qui, bien que ses succès le portassent de préférence vers les applications, disait, il y a cinquante ans aux élèves de la première École Normale, à propos de Fermat :

« Ce grand géomètre avait promis de publier les démonstrations de ces derniers théorèmes, mais elles ont été perdues à sa mort ; (Ndlr : Il est bien plus probable que Fermat ait détruit tous ses “brouillons”, ce qui semble se confirmer à la lecture de ses 48 observations) ces théorèmes sont restés comme autant de monuments qui, par la difficulté d’y parvenir, attestent la profondeur de son génie. Il est fort remarquable que les grandes découvertes dont l’analyse s’est enrichie dans ce siècle aient peu influé sur la théorie des nombres. Au reste, ces recherches ne sont jusqu’ici que de pure curiosité, et je ne conseille de s’y livrer qu’à ceux qui en ont le loisir. Cependant il est bon de les suivre, elles fournissent d’excellents modèles dans l’art de raisonner ; d’ailleurs, on en fera un jour, peut-être, des applications importantes. Tout se tient dans la chaîne des vérités, et quelquefois un seul phénomène a suffi pour faire passer les plus inutiles en apparence de notre entendement dans la nature. Rien ne semblait plus futile que les spéculations des anciens géomètres sur les courbes qu’engendre la section de la surface des cônes par un plan : après deux mille ans, elles ont fait découvrir à Kepler les lois générales du système planétaire dont les différents corps se meuvent dans ces courbes. »

Quelques années plus tard, Laplace, faisant réimprimer ce passage, y ajoutait cette note :

« Depuis la première publication de ces leçons, M. Gauss, célèbre géomètre, a réalisé cette prédiction, et, par une application extrêmement ingénieuse de la théorie des nombres, il est parvenu à des résultats étonnants, entièrement nouveaux, sur la résolution des équations et sur l’inscription des polygones réguliers dans le cercle. »

Au lieu donc de faire des vœux pour que les jeunes géomètres négligent la théorie des nombres, espérons que cette nouvelle édition des œuvres de Fermat ranimera leur zèle, et les portera, par un si grand exemple, à cultiver avec une égale ardeur et avec un succès croissant les diverses branches de l’analyse mathématique. Une introduction historique, où l’on exposerait rapidement tout ce que la France a fait pour le progrès des sciences depuis les temps les plus reculés jusqu’au moment de la mort de Fermat, et quelque notes destinées à faciliter la lecture des écrits que l’on doit imprimer, semblent un complément indispensable de cette publication. Il serait à propos de reproduire à cette occasion le portrait de Fermat gravé dans les Opera varia, afin que désormais toute la France pût connaître cette belle tête d’un homme aussi digne par son génie que par ses qualités morales de servir d’exemple à la postérité. Nous désirons vivement, sans pourtant l’espérer, que la personne chargée par le gouvernement de diriger l’édition des œuvres de Fermat ne reste pas trop au-dessous de la tâche qui lui est imposée.

G. LIBRI.

Notes[modifier | modifier le wikicode]

  1. On ignore si Fermat vint jamais à Paris. Dans une de ses lettres, il propose a Pascal de faire chacun la moitié du voyage et de se rencontrer entre Clermont et Toulouse, pour converser quelques jours ensemble. Dans sa Vie du père Mersenne, le père Hilarion Coste cite Fermat parmi les personnes qui visitaient Mersenne ; mais ce fait est-il bien avéré, et ne se rapporte-t-il pas d’ailleurs à une époque où Mersenne aurait été en voyage ? Dans la même lettre, qui est du 25 juillet 1660), Fermat écrit à Pascal : Ma santé n’est guère plus forte que la vôtre. Il souffrait peut-être encore des suites de la peste qui désola le Languedoc vers le milieu du XVIIe siècle, et dont une lettre de Bernard Medon, publiée par Burimann, nous apprend que cet illustre géomètre fut atteint.
  2. On voit par une lettre de Fermat à Carcavi qu’enfin ce grand géomètre avait pris la résolution, en 1659, de publier ses écrits de mathématiques, mais à condition que l’ouvrage ne porterait pas son nom.
  3. Fermat, dont l’esprit était si actif quand il s’agissait de faire des découvertes, n’aimait pas à les rédiger. Cela résulte de toutes ses lettres. Une fois, il écrit à Roberval, à propos d’un traité manuscrit qu’il venait de lui communiquer : « Je ne doute pas que la chose n’eût pu se polir davantage, mais je suis le plus paresseux de tous les hommes. » On voit par sa lettre, déjà citée, à Carcavi, que Fermat se proposait d’envoyer à Pascal ses principes et ses premières démonstrations sur la théorie des nombres, afin que celui-ci en tirât les conséquences et se chargeât avec Carcavi de la rédaction. M. Gauss, grand géomètre, que la postérité placera à côté de Fermat non-seulement par ses admirables découvertes dans la théorie des nombres, mais aussi par le peu d’empressement qu’il met à faire paraître ses travaux, répondit à une lettre dans laquelle nous lui demandions de ne pas tarder davantage : Procreare jucundum, sed parturire molestum !
  4. À la même époque, Pascal ne considérait la géométrie que comme un exercice de l’esprit très haut et fort inutile ; mais, moins modeste en réalité que Fermat, il se passionnait pour ses propres travaux. Voyez à ce sujet l’Histoire de la Roulette. Toutefois Pascal a dit quelque part, en parlant d’un de ses amis : « Il a un très bon esprit, mais il n’est pas géomètre. C’est, comme vous savez, un grand défaut. »
  5. On ignorait jusqu’à présent où Fermat était mort ; dans un ancien registre du parlement de Toulouse, nous avons, trouvé cette note : « Pierre de Fermat, aux requêtes 14 mai 1631, en la cour 10 janvier 1635. Décédé à Castres le 12 janvier 1665. »