Recherche:Circulation et diffusion des savoirs dans le monde grec (VIIIe-Ier AEC)/Introduction
Du Pourquoi la Grèce? de Jacqueline de Romilly au récent L’énigme grecque[1] de Josiah Ober, une question hante constamment les hellénistes depuis un siècle : comment expliquer ce «miracle grec»[2] ? Si cette expression a depuis longtemps été remisée au placard des clichés historiques, à côté du poème de Lord Byon[3], malgré tous les efforts et les recherches effectués, il semblerait que nous ne parvenions pas à nous défaire de cette inextricable question. Ce mirage grec, cette fulgurance de l’histoire, nous ne parvenons pas encore à en saisir parfaitement toutes les composantes et en serons nous seulement capables un jour ? Nous nous efforçons de passer au crible chaque aspect de la société hellénique comme pour trouver l’ultime clé qui nous révélerait enfin le secret de la réussite hellénique. Ainsi, tel Ulysse, nous sommes tous engagés dans cette quête, évitant les écueils de l’histoire et l’appel des sirènes.
Dans son ouvrage, L’énigme grecque, histoire d’un miracle économique et démocratique, paru en 2017 en français, Josiah Ober s’appuie sur « la théorie de l’efflorescence »[4] du sociologue Jack Goldstone pour tenter d’apporter une réponse globale bien que non exhaustive à cette éternelle question.
« […], an efflorescence is a relativity sharp, unexpected upturn in significant demographic and economic indices, usually accompanied by political expansion and cultural synthesis and consolidation. […]. They are often seen by contemporaries or successors as « golden ages » of creativity and accomplishments. Moreover, they often set new patterns for thought, political organisation and economic life that last for many generations »[5]
En se basant sur cette notion de l’efflorescence, Josiah Ober entend embrasser l’ensemble des aspects de cette énigme grecque tout en venant lui ajouter l’idée de la coopération décentralisée[6] et l’impact de la mise en place des normes démocratiques comme éléments du succès économique et politique de l’Hellade. Parmi tous les facteurs initiateurs de cette efflorescence, la circulation des informations est, selon l’auteur, l’un des plus importants :
« «C’est parce que la quantité d’informations utiles disponibles n’a cessé d’augmenter, garantissant un alignement des intérêts, des connaissances, des idées toujours plus novatrices, que le monde de la Grèce classique a fait l’expérience d’une période d’efflorescence dynamique et soutenue, bien loin des équilibres habituels peu performants caractéristiques des sociétés prémodernes »[7]
Or, l’étude de cette efflorescence grecque proposée par Josiah Ober, bien que très riche car égrènant les réponses à la question de la réussite grecque, souffre à mon sens, d’un biais important. En effet, à sa lecture, la quasi totalité des ingrédients de l’efflorescence seraient intrinsèquement présents au monde grec. Un bon alignement des planètes auraient donc suffi pour enclencher la dynamique. Ainsi, à l’exception de quelques rares moments, le rapport avec les autres cultures du monde méditerranéen ne s'effectue que sous l’angle du conflit. Nous demeurons encore dans une histoire très interne au monde grec.Or, l’ambition de l’ouvrage ne me semble pas pouvoir faire l’impasse sur les connexions nombreuses et diverses qui se sont démultipliées au cours de cette période entre les différentes cultures de la région.
On rejoint ici l’approche adoptée par Horden et Purcell[8], considérant la Méditerranée comme un ensemble de micro-régions reliées entre elles par tout un ensemble de circuit-court facilitant les échanges sur de longues distances. Chaque centre devient un nouveau point de fixation et de rediffusion dans une nouvelle micro-région tel les anneaux d’une immense chaîne liant le monde méditerranéen. Bien sûr, cette vision n’exclut en rien les voyages au long court capable de sauter des anneaux. Les distances à parcourir sont suffisamment courtes pour se permettre d’esquiver certaines régions. L’exode des Phocéens après la destruction de la cité par Harpage montre bien l’existence de réseaux établis, au préalable, sur une large partie de la Méditerranée leur permettant de naviguer d’Ionie jusqu’en Corse et en Italie en passant par Rhégion[9].
Parmi tous les domaines de recherche possible, l’histoire des sciences et des techniques a retenu tout particulièrement mon attention. Non que ce soit un champ nouveau mais parce qu’il fait écho aux révolutions technologiques que nous connaissons au XXIe siècle. En effet, l’histoire économique telle qu’elle est encore perçue avec la succession des deux révolutions industrielles qui ont propulsé l’Europe et le monde dans un nouveau cycle de développement, nous a donné l’impression que toute évolution sociétale, économique ou politique provient jusqu’à un certain degré d’innovations techniques pour ne pas dire technologiques. Aujourd’hui, le développement rapide des technologies de l’information et de la communication, consacré en troisième révolution industrielle[10], produit une restructuration en profondeur des interactions politiques (plate-forme de consultation citoyenne), économiques (crowdfunding) et sociales (réseaux sociaux). Ces innovations technologiques permettraient même de revivifier la démocratie par un retour à son modèle indépassable : la démocratie directe. Cette conviction anime les mouvements libristes qui mènent cette lutte sur le web.
Or, le monde grec ne répond pas à ce schéma. En effet, à partir de l’introduction du fer, entre le Xe siècle et le Ier siècle, le monde grec ne connaît pas de saut technologique majeur. Des innovations ont bien eu lieu dans le domaine militaire (réforme hoplitique, phalange), en architecture (style dorique, ionique, corinthien, voûtes, etc) et bien entendu sur le plan politique. Il n’est pas question ici de nier que des évolutions économiques et sociales puissent avoir engendrer, régionalement, des transformations importantes pour la vitalité du monde grec mais ces évolutions sont décorrélées d’un saut technologique quantitatif. Quid alors d’inventions comme l’alphabet ? Les recherches concernant l’adaptation de l’alphabet phénicien par les Grecs contiennent en substance trois clés qui peuvent nous permettre d’esquisser un début de réponse :
- L’incorporation du monde grec dans une économie-monde[11] dont il se nourrit abondamment et finira par devenir un des centres majeurs.
- La libre diffusion du savoir et des connaissances entre et au sein de pôles culturels forts dans l’ensemble du monde grec et du bassin méditerranéen.
- La tentation de l’universalité[12] présente dès les débuts de la philosophie et qui nous a permis de bénéficier des siècles plus tard du riche héritage grec.
Précisons un peu ces trois points qui doivent servir de grille de lecture générale aux développements qui seront apportés par la suite:
Les études concernant le monde grec oublient trop souvent qu’il s'inscrit dans une entité géographique méditerranéenne complexe, une économie-monde avec ses propres structures, ses réseaux commerciaux, ses pôles, certains dans le monde grec quand d'autres centres d'importances semblables se situent au sein d'espaces culturels différents. Ainsi, se sont multipliées les cultures de contact d'un bout à l'autre de la Méditerranée. Les dieux et héros de la mythologie grecque interviennent dans l'ensemble de ce cadre géographique. L'Odyssée, les Danaïdes, le voyage de Ménélas, les Argonautes, autant de mythes qui inscrivent le monde grec dans cet espace plus large et dont les interactions entre les groupes humains, amicales ou conflictuelles, sont moteurs de dynamiques locales pouvant ensuite impacter l’ensemble du système méditerranéen. Ces rencontres communicationnelles entre des acteurs appartenant à des univers linguistiques et culturels différents produisent donc des effets spontanés d'interculturalités autrement dit, des processus psychiques, relationnels et institutionnels enclenchés par ces interactions dans un rapport d'échanges réciproques. Réorienté autour de nouveaux pôles suite aux conquêtes d’Alexandre, ce système d’échanges prépare l’avènement de ce que certains chercheurs appellent la première mondialisation[13] : celle structurée par l’empire romain à partir du Ier siècle. Par tout un ensemble de réseaux de divers nature (économique, hospitalité, intellectuel), par cette multiplication de pôles culturels (grands sanctuaires, centre urbain, palais) outrepassant largement les frontières politiques, le bassin méditerranéen est un véritable nid d’expérimentation dont les Grecs sauront en tirer profit.
Pourtant, si le contexte général paraît favorable à l’ensemble de la Méditerranée, nous pouvons nous demander pourquoi est ce au sein du monde grec qu’a éclot ce dynamisme intellectuel. Dans un système d’échange à priori égalitaire, les conditions extérieures sont les mêmes pour toutes les aires culturelles. D’ailleurs, le monde grec ne semble pas partir avec les meilleures atouts. Le royaume d’Égypte, beaucoup plus ancien, avec ses nombreux savants, reconnus comme tels par les Grecs, et même dans une moindre mesure l’empire assyrien puis perse malgré les phénomènes de grandes invasions et conquêtes qui perturbèrent constamment l’équilibre du Proche-Orient semblait mieux armé pour porter cette efflorescence de l’âge archaïque et classique. Plusieurs pistes existent et nous les aborderons tout au long des chapitres à venir. Le réseau de cités indépendantes combiné aux règles agonistiques prévalant au sein des groupes aristocratiques pourrait être un moteur de cette dynamique. Il est vrai que l’on constate l’établissement d’une forme de République des Lettres[14] avant l’heure par l’échange de correspondance et la critique respective des théories scientifiques nouvelles. Mais cela n’est sans doute pas suffisant. Le questionnement et la mise en place de pratique de vérification analytique des phénomènes naturels existait par exemple déjà en Égypte, à Babylone et à Ninive. La grande différence ne tient donc pas à la capacité de mise en place d’expérimentations mais plutôt à la large diffusion des résultats. En effet, alors que dans les royaumes orientaux et en Égypte, ces premières expérimentations demeuraient sous le contrôle d’une caste bien précise, plus précisément le clergé et les scribes, investis d’un rôle de conseiller auprès du souverain, le monde grec, sans doute grâce à son organisation décentralisée, permet une large et libre diffusion du savoir et des connaissances acquises. Les modalités de diffusion, la reconnaissance et la notoriété des savants, tout un ensemble de règles tacites semblent s’être mis en place très tôt. En effet, les auteurs antiques ont vite pris l’habitude de se citer mutuellement. Nous pourrons aussi nous interroger sur l’existence d’une notion de propriété intellectuelle et de commun dans ce processus de création et de libre diffusion du savoir. La cité grecque, lieu d’expérimentation politique et social est aussi devenu un espace d’expérimentation scientifique et comme chaque citoyen participe aux délibérations sur l’agora, il participe aussi librement aux expériences et écoles de savoir qui se constituent.
Enfin, la dernière clé est celle de la tentation perpétuelle de tendre vers une universalité des savoirs menant à la rédaction de la Bibliothèque Historique de Diodore de Sicile et dans la foulée de la première encyclopédie réalisée par Pline au Ier siècle ap. J-C. Comme le note E.R Lloyd[15], cette volonté de théorisation et de propagation a été poussée à un tel paroxysme qu’il y eut sans doute peu d’applications pratiques issues des expériences menées. Mais c’est aussi sans doute le plus grand succès car, ce souhait de théorisation passant par des modèles géométriques ou des démonstrations mathématiques a facilité la transmission des savoirs acquis.
Cette combinaison harmonieuse qui s’est mise en place pendant la période charnière des Ages sombres repose sur des bases solides constituées dès l’Âge du bronze.
Références
[modifier | modifier le wikicode]- ↑ Josiah Ober, L’énigme grecque, Histoire d’un miracle économique et démocratique (VIe-IIIe avant J.-C), La Découverte, Paris, 2017
- ↑ « Or, voici qu'à côté du miracle juif venait se placer pour moi le miracle grec, une chose qui n'a existé qu'une fois, qui ne s'était jamais vue, qui ne se reverra plus, mais dont l'effet durera éternellement » Ernest Renan, « Prière sur l'Acropole »,Souvenirs d'enfance, 1883
- ↑ « Fair Greece! sad relic of departed Worth! Immortal, though no more; though fallen, great! » (Lord Byron, Childe Harod’s pilgrimage, Chant II, 73)
- ↑ Jack A. Goldstone, « Efflorescence and economic growth in world history : Rethinking the Rise of the West and the industrial revolution », Journal of World History, Vol 13, n°2, University of Hawaï, 2002
- ↑ Ibid. p.333
- ↑ Josiah Ober, p.116-121
- ↑ Josiah Ober, p.160
- ↑ Horden et Purcell, The corrupting sea : a study of mediterranean history, Wiley-Blackwell, 2000
- ↑ Hérodote, I, 172-178
- ↑ Jeremy Rifkin, La troisième révolution industrielle, Paris, 2012
- ↑ « Morceau de la planète économiquement autonome, capable pour l'essentiel de se suffire à lui-même et auquel ses liaisons et échanges intérieurs confère une certaine unité organique » Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II, Armand Colin, 1949, Paris
- ↑ Jacqueline de Romilly relevait cette volonté grecque de tendre vers l’universel et la généralisation des droits et des savoirs. Actualités de la démocratie athénienne, Marabout, Paris, 2006, p.44
- ↑ François Lefèvre, Histoire du monde grec antique, Livre de Poche, Références, Paris, 2007. p. 482 Alberto Angela, Empire, Payot, 2016 Yves Roman, Rome de Romulus à Constantin, histoire d’une première mondialisation, Payot historique, 2016
- ↑ Hans Bots, Françoise Waquet, La République des Lettres, Paris, Belin - De Boeck, 1997
- ↑ E.R.Lloyd, Les débuts de la science grecque de Thalès à Aristote, La Découverte, 1990, Paris. p.159