LA petite Princesse Primerose, naturellement, ne connut pas tous ces étranges événements qui avaient marqué le jour de son baptême, et le Roi donna des ordres pour qu'on n'en parlât jamais devant elle. Ce n'était certes pas une chose agréable à dire que les fées avaient décrété que la Princesse s'endormirait pendant cent ans lorsqu'elle aurait atteint l'âge de quinze ans, et qu'au bout de ce temps un fils de roi viendrait la réveiller. Aussi, on comprend que toutes les dames d'honneur ainsi que les princes qui entouraient la Princesse gardèrent le terrible secret. Lorsqu'ils racontaient une histoire à la Princesse, ils ne prononçaient jamais le mot de fuseau, et ils évitaient avec soin de lui montrer un livre où il y aurait eu des images représentant des fuseaux ou des rouets, de crainte qu'elle ne demandât ce qu'étaient ces objets. Les douaniers du Roi fouillaient avec zèle toutes les caisses et les paquets pour voir s'il ne s'y trouvait pas des fuseaux ou des rouets et, si quelqu'un essayait d'en passer un en contrebande, il était appréhendé, conduit devant les juges et sévèrement puni.
Le Roi était donc convaincu que, par tous ces moyens, il détournerait de sa fille le fatal destin.
Tous les dons que lui avaient accordés les autres fées-marraines s'accomplissaient à merveille : la jeune Princesse devint la plus gracieuse, la plus belle et la plus sage fillette qu'il y eût au monde. C'était l'avis unanime des lords et des ladies qui remplissaient le palais, des servantes, même des aides cuisiniers, et, bien que les gens soient toujours portés à flatter les souverains, ils étaient très sincères dans leur admiration pour la Princesse.
Elle était aussi fraîche qu'un matin de printemps, avec ses yeux bleus et doux, ses cheveux blonds et brillants comme les rayons du soleil.
Lorsqu'elle entrait dans un salon, tous les regards se tournaient vers elle, et chacun se sentait plus heureux parce qu'elle était là.
Et que dire de son intelligence ? Elle avait appris à lire, à écrire et à compter sans peine. Elle connaissait non seulement l'histoire de son propre pays, mais aussi celle de tous les pays voisins, et personne ne pouvait lui en remontrer pour la géographie. Elle savait coudre et broder ; elle tricotait, dessinait et peignait ; elle pouvait répéter une poésie en cinq langues différentes ; elle étudiait les mathématiques, la botanique, l'astronomie et même fit un peu de droit. Bref, elle acquit l'instruction la plus étendue, et tout cela parce qu'elle était filleule des fées.
En dehors de ce profond savoir, elle pouvait jouer de plusieurs instruments de musique : du violon ou de la guitare, du piano, de la harpe ou du triangle, de l'orgue ou de l'harmonica, de la flûte ou d'un sifflet de deux sous, de la mandoline ; elle chantait comme un rossignol et dansait comme une fée.
Et malgré toutes ces perfections, elle n'avait nul orgueil ni aucun dédain pour personne, tant elle était douce et modeste; aussi était-elle fort aimée, sa bonté plus que ses autres qualités lui ayant acquis l'amour de tout le peuple, ce qui avait été justement prédit par la troisième fée.
Les années passèrent et le jour arriva où la Princesse Primerose atteignit sa quinzième année.
Quel jour mémorable ! Chacun vint féliciter la jeune Princesse et lui apporter des vœux de bonheur et beaucoup de cadeaux. Il y en avait tellement, que plus d'une douzaine de servantes furent occupées à défaire les paquets. Le Roi lui donna un poney blanc avec une selle de velours rouge, des brides et des étriers en or ; la Reine un merveilleux collier de perles. Le petit marmiton qui tournait les broches dans la cuisine voulut aussi lui offrir son présent : c'était un petit sabot qu'il avait lui-même sculpté dans du bois. La Princesse fut très émue, en le recevant et tout aussi reconnaissante que s'il avait été en or.
Une seule personne avait le cœur serré en ce jour anniversaire de la naissance de Primerose : c'était la Reine dont la figure pâle reflétait l'anxiété et la détresse.
– " Voyons, voyons, ma chère, " disait le Roi, " qu'avez-vous donc ? Sûrement, vous pensez encore à cette vieille et stupide prédiction ? "
– " Comment ne pas y penser ? " répondit la Reine, " elle n'est pas sortie de mon esprit depuis quinze ans, et maintenant que le jour pourrait être venu de son accomplissement, je suis pleine d'effroi. "
– " Tranquillisez-vous." dit le Roi. " Il n'arrivera rien. Il n'existe pas un rouet ni un fuseau à cent milles à la ronde. J'ai pris assez de précautions à ce sujet ! "
Et il se rendit très joyeux près de ses ministres qui l'attendaient dans son cabinet ; mais la Reine continua à hocher tristement la tête.
Tandis que le Roi et la Reine causaient ensemble, la Princesse Primerose errait dans le Château, visitant les chambres les unes après les autres, comme elle l'avait fait fréquemment auparavant. Le Château était si grand qu'un étranger aurait pu facilement s'égarer dans les corridors, les escaliers et les salons, mais Primerose en connaissait tous les étages depuis les cuisines du sous-sol où, les jours de fête, une vingtaine de cuisiniers préparaient le dîner pour cent convives, jusqu'au sommet de la tour où les sentinelles veillaient avec leur pique sur l'épaule. Il n'y avait qu'un seul endroit que la Princesse ne connaissait pas. C'était une ancienne tour qui s'élevait à l'extrémité Est du Château. La porte de cette tour était toujours fermée ; la Princesse en avait souvent cherché la clé, mais toujours en vain. Les servantes lui avaient dit que la tour n'avait pas été habitée depuis plus de cent ans, et que personne parmi les habitants du Château n'y était entré, de mémoire d'homme.
Pendant les préparatifs de la fête, la Princesse volait sans repos de place en place. Elle alla dans les cuisines où elle vit le marmiton tourner la broche sur laquelle était un bœuf entier destiné au repas du soir ; elle pénétra dans la salle royale entièrement vide où elle admira les deux trônes d'or placés l'un à côté de l'autre sous le dais, et les brillantes tapisseries aux couleurs éclatantes qui ornaient les murs.
Elle monta sur les créneaux d'où la vue s'étendait très au loin sur le royaume de son père ; toujours curieuse, elle alla encore plus haut et prit l'escalier de la tour pour regarder à travers les meurtrières les gens qui erraient dans les cours et qui ne lui semblaient pas plus gros que des souris. Elle descendit et continua à errer ici et là, furetant dans tous les recoins, jusqu'à ce qu'elle arrive devant la porte de l'ancienne tour dans laquelle elle n'était jamais allée. Et, tandis qu'elle regardait la porte, elle poussa un cri de surprise et de joie.
La clé était sur la serrure !