Fondements et constitution de l'ethnométhodologie/Une critique de la sociologie traditionnelle

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Une critique de la sociologie traditionnelle
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Chapitre no 1
Leçon : Fondements et constitution de l'ethnométhodologie
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L'ethnométhodologie comme toute discipline scientifique, ne s'est pas créée ex-nihilo. Elle s'est au contraire affirmée progressivement dans le paysage de la sociologie moderne en puisant au sein de celle-ci ses acquis fondamentaux et en lui apportant un nouveau regard et de nouveaux éléments constitutifs. Elle s'est construite en opposition à la sociologie classique. Nous allons montrer comment elle a concrètement élaboré un nouveau type de raisonnement sociologique, dans le contexte particulier de la sociologie américaine de l'après guerre.

Historique et constitution du mouvement[modifier | modifier le wikicode]

Après la seconde guerre mondiale, la sociologie américaine, sous l'impulsion, entre autres, de Talcott Parsons, sociologue à Harvard, est marquée par un renouveau théorique important qui rompt avec l’empirisme dominant caractérisant la première moitié du XXe siècle. Au moins trois grands paradigmes vont produire des recherches fructueuses. Par ordre chronologique, on rencontrera le fonctionnalisme, le structuro-fonctionnalisme avec Parsons, et l'interactionnisme symbolique avec Erving Goffman courant le plus proche de l'ethnométhodologie. S'inscrivant dans ce foisonnement intellectuel, l'ethnométhodologie va se constituer autour de la personnalité centrale d'Harold Garfinkel instigateur du mouvement.

L'aventure débute donc quand Harold Garfinkel, qui a entrepris des études doctorales à Harvard sous la direction de Parsons, obtient un poste en 1954 à l'université de Californie Los Angeles (UCLA). À la suite de cette nomination, Il va lentement élaborer un courant théorique auquel viendront se rallier progressivement d’autres chercheurs. À commencer par Aaron V.Cicourel qui va jouer un rôle déterminant dans la mise en place d’un réseau de chercheurs entre les différentes universités de Californie.

Malgré la prédominance institutionnelle des universités de la côte Est, la Californie est secouée à l'époque par un bouillonnement intellectuel intense, le contexte est à la découverte de nouvelles idées et aux pensées contestataires ; c’est peut-être ce qui explique que la pensée de H.Garfinkel, opposée à une vision statique et rigide de l’ordre social comme celle développée par T.Parsons va rencontrer un si vif succès. Aussi, en 1964, un réseau est déjà bien établi et comprend au moins 25 membres dont Harvey Sacks, Carlos Castaneda, David Sudnow… qui suivront plus tard des voies originales et apporteront une contribution décisive à la production intellectuelle de l’ethnométhodologie. Prenant appui sur ce réseau en expansion, la diffusion de l’ethnométhodologie va alors s’accélérer et prend acte avec la parution en 1967 du livre fondateur « Studies in ethnomethodology », si bien qu’en 1972, le mouvement est fort bien installé et a produit de nombreux travaux. Apparaît alors une première scission, un premier groupe sous la houlette de A.Cicourel se concentre sur les aspects linguistiques et cognitifs de l’ethnométhodologie, tandis que l’autre reste plus fidèle à une analyse proprement sociologique. Par la suite, l’ethnométhodologie va connaître une expansion assez rapide hors des frontières de la Californie et des États-Unis, sans forcément éveiller un réel assentiment chez tous les sociologues, dont les réactions pourront d’ailleurs être assez vives (Lewis Coser, par exemple, en 1975, attaquera de façon virulente l’ethnométhodologie depuis son poste très prestigieux de directeur de l’Association Américaine de Sociologie).

Aujourd’hui, l’ethnométhodologie a atteint une certaine maturité et une notoriété suffisante pour qu’on puisse raisonnablement convenir d’un début d’institutionnalisation. Ce qui dans la pratique pourrait conduire à une certaine sclérose du mouvement, mais la potentialité du programme de recherche qu’elle a ouvert et la confrontation relativement récente avec les courants de pensée européens semblent contrarier un possible affaiblissement du mouvement. Il apparaît donc, au final, que malgré la mise en parenthèses de ses aspects les plus contestataires, l’ethnométhodologie a finalement réussi à s’imposer comme un paradigme théorique consistant, sans pour autant devenir dominante, la place étant encore occupée par l'analyse formelle.

La « rupture créatrice »[modifier | modifier le wikicode]

Comme nous l’avons suggéré, l’ethnométhodologie s’est d’abord construite en opposition à la sociologie traditionnelle, elle a trouvé ses marques, ses repères, dans la critique du paradigme théorique dominant aux États-Unis.

H.Garfinkel cible son attaque sur l’un des axiomes fondateur de la sociologie traditionnelle : l’existence de faits sociaux, objectifs et extérieurs aux individus, qu’on doit considérer comme des choses dotées de lois qui leur sont propres et possédant une propriété de permanence (ils survivent aux individus). La tradition positiviste assigne en effet aux individus un rôle essentiellement passif et schématique. Le sociologue calque sur les acteurs des comportements attendus déterminés par un ensemble de valeurs et de normes intériorisées. Quant à la société, elle est perçue comme une structure objective extérieure aux individus qui la composent, généralement stable bien qu’éventuellement sujette aux conflits d’intérêts des acteurs. H.Garfinkel va renverser cette perspective en affirmant qu’au contraire les faits sociaux doivent être envisagés comme l’aboutissement de processus. Ils sont la résultante de l’activité permanente des acteurs qui mettent en pratique dans la vie de tous les jours, un savoir pratique et un sens commun servant à la réalisation de tâches routinières. À la proposition célèbre d’Emile Durkheim, « Il faut considérer les faits sociaux comme des choses », H.Garfinkel rétorque, « il faut considérer les faits sociaux comme des accomplissements pratiques ». Il annonce ainsi à propos des études ethnométhodologiques « ce n’est donc pas une indifférence à la structure. C’est un intérêt pour la structure en tant que phénomène d’ordre réalisé ».

Ce changement de postulat et de programme de recherche est justifié selon H.Garfinkel par les difficultés théoriques que rencontre la théorie de l’action de Parsons. Celle-ci postule, pour simplifier que la stabilité de l’ordre social découle de l’intériorisation des normes par les individus. Cette intériorisation suit deux cheminements complémentaires, la socialisation (qui peut être rapprochée de l’éducation) et l’interaction (l’expérience ordinaire du monde) qui vont être en relation de la façon suivante : la socialisation impose à l’agent une motivation à agir selon des normes de conduite, permettant ainsi à l’interaction d’avoir lieu sans écarts importants. La contestation de H.Garfinkel porte sur la fragilité de ce postulat qui laisse un vide théorique entre système de socialisation et système d’interaction (que Parsons comblera en introduisant le surmoi freudien); pour lui il paraît plus pertinent de supposer que l’ajustement aux normes découle de la signification que les acteurs donnent aux actes en fonction du contexte. Les individus utilisent la connaissance qu’ils ont des normes pour l’appliquer de manière à donner le sentiment qu’ils agissent normalement. Cette conception s’avère donc très différente des théories culturalistes ou fonctionnalistes, l’individu n’agit plus de façon mécanique suite à l’intériorisation de normes culturelles qui guideraient son comportement.

En rétablissant l’importance du rôle des accomplissements pratiques et de la capacité de l’acteur à réagir par lui-même aux situations vécues, H.Garfinkel rejette donc la vision traditionnelle que les sociologues ont habituellement de l’acteur. Ainsi pour H.Garfinkel, il n’y a pas « d’idiot culturel », l’acteur n’agit pas seulement conformément à des alternatives d’actions fournies par la culture.

Ce qui a sur le plan méthodologique des conséquences importantes, puisque la recherche doit désormais se diriger vers les accomplissements pratiques des acteurs et donc vers les méthodes et les raisonnements qu’ils emploient dans des situations d’action courantes. Les ethnométhodologues vont alors rejeter les méthodes d’investigation traditionnelles en sociologie, celles-ci étant accusées de créer une distance par rapport à l’expérience et de calquer sur la réalité des modèles présupposant une stabilité de l’ordre social. Il importe ainsi de reconnaître que l’activité de tous les jours recourt à un mode de connaissance pratique et à un sens commun qu’on ne peut artificiellement détacher du mode de production du savoir scientifique. Ainsi, sociologie profane et sociologie professionnelle (en opposition à la sociologie profane, selon l'antagonisme décrit par Alfred Schütz) utilisent les mêmes procédés interprétatifs (et tombent donc toutes deux sous le regard ethnométhodologique) ; et l’erreur que commettent habituellement les sociologues est de chercher à négliger la capacité des acteurs à donner un sens à leurs actes, à utiliser un savoir commun et à élaborer une vision du monde, pour calquer sur les individus des hypothèses comportementales déterminées a priori. Les méthodes qu’utilisent l’ethnométhodologie vont donc différer fortement des méthodes utilisées traditionnellement en sociologie. Sans rejeter forcément l’analyse quantitative, l’accent est mis sur les procédés courants de la vie quotidienne auxquels on ne prête parfois aucune attention (traverser une route, apprendre un métier, se serrer la main…) et sur les compétences des acteurs qui sont propres au terrain étudié (ce qui implique que la connaissance d’un milieu suppose une immersion totale, voire l’apprentissage des méthodes employées par ses membres, comme ce fut le cas pour certains ethnométhodologues qui ont appris des métiers divers, publiés dans des revues de mathématiques pour les besoins de l’étude…). De plus Garfinkel récuse la tendance des sciences sociales à interpréter les faits et gestes des acteurs, qui implique que seul le sociologue professionnel est à même de saisir le sens caché et les motivations latentes de l’action. Il y a une arrogance propre des sociologues professionnels qui croient connaître mieux que l’acteur lui-même les raisons qui le pousse à agir. Contre cette arrogance professionnelle, Garfinkel réhabilite l’acteur comme sociologue profane capable mieux que quiconque de donner les raisons de son action et d’en comprendre le sens. Il emprunte d’ailleurs cette idée à Schütz qui déclarera « Nous sommes tous des sociologues à l’état pratique ».

L’ethnométhodologie va également porter une critique sévère à l’objectivisme, ce qui au moment de l’essor de l’ethnométhodologie, s’avérait être relativement neuf. Sans entrer dans les détails qui seront abordés ensuite, elle con-teste la posture commune en sociologie qui consiste à imposer une coupure artificielle entre l’objet d’observation et le sujet observant, visant à obtenir une extériorité de l’analyse et une reproductibilité de l’expérience. Inversement, le subjectivisme, réhabilite le sujet observant comme faisant partie du champ de l’objet d’observation et donc autorise la prise en compte de la subjectivité du chercheur comme outil d’analyse. Les implications d’un tel renversement sont loin d’être nulles puisque, in fine, elles débouchent sur deux conceptions radicalement différentes du social : dans une perspective objectiviste, on mettra l’accent sur la stabilité et la permanence des institutions au sens large tandis qu’inversement dans une optique subjectiviste, on insistera sur la dynamique de la construction incessante de l’ordre social, qui résulte de l’ajustement ponctuel ou durable de l’intersubjectivité des acteurs. Cependant H.Garfinkel cherchera plus dans son œuvre à dépasser les limites des deux approches qu’à adopter explicitement le subjectivisme. Quoiqu’il en soit il a soulevé un débat qui était dans les années 1960 plus ou moins enfoui sous le triomphe de l’objectivisme.

Dans cette optique, une bonne partie des concepts fournis par l’analyse formelle ou objectiviste est à rejeter. Ainsi les ethnométhodologues vont par exemple s’atteler à déconstruire les notions de statuts et de rôles et introduire une flopée de nouveaux concepts qu’ils puisent parfois dans la linguistique. De même la prise en compte de l’indexicalité du langage dans l’analyse rompt avec la tradition objectiviste qui cherche à réduire au maximum la contextualité des concepts qu’elle emploie.

Les prolongements de la contestation originelle s’avèrent extrêmement variés, tant sur le plan théorique que sur le plan applicatif, et c’est certainement la raison pour laquelle il est assez difficile de préciser nettement les contours de la discipline, ceci d’autant plus que ceux qui pratiquent l’ethnométhodologie ont tendance à affirmer la spécificité de leur discipline par rapport à l’analyse formelle dans laquelle ils entassent pelle-mêle bien des courants différents du leur. Mais en réalité, il paraît possible de mieux préciser les relations qu’entretient l’ ethnométhodologie avec d’autres courants.