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Mainmise sur les mots de la contre-culture au Québec

Jeanne Lachance-Provençal
05/12/2019
Université de Montréal
fr
Outil : Voyant
Corpus : Numéros 1 à 78 de Mainmise
Résumé : Exploration sémantique de la revue de contre-culture québécoise Mainmise.
Mots-clefs : contre-culture, underground, Québec, périodique, revue

Couverture du no 3 de Mainmise, publié en 1971.

Aux racines de la contre-culture

« Il existe un Village global québécois, image en réduction du Village global, dont MAINMISE est une expression préalable, forcément imparfaite. Ce Village global a ses prophètes particuliers et ses constructeurs. Nous avons commencé, à MAINMISE, une encyclopédie électronique; l'on y trouvera la carte réelle de ce Village. Nous en publions les rudiments aujourd'hui pour que chacun prenne conscience qu'il ne rêve pas seul, qu'il ne fourre pas seul, qu'il ne travaille pas seul, qu'il n'est pas seul. Nous publions cette carte rudimentaire pour que chacun d'entre vous se place sur cette carte: où est ton plaisir? où est ton travail? Branchons-nous entre nous sur la carte de notre Village électronique. »[1]

Mainmise est une revue de contre-culture québécoise créée au début des années 1970 afin de faire écho au mouvement underground californien. Fruit de la rencontre entre Jean Basile Bezroudnoff, alors journaliste et directeur du cahier Arts et Lettres du Devoir, et Georges Khal, animateur de radio et globe-trotter, la revue sera publiée de 1970 à 1978, d’abord deux fois par trimestre, puis une fois par mois. S'ajouteront au fil des années de nombreux collaborateurs, dont Raôul Duguay, Claude Péloquin, Denis Vanier et Linda Gaboriau. Au total, 78 numéros ont été publiés en plusieurs formats (livre, revue et tabloïd). Durant sa relative courte vie, Mainmise explorera des thèmes chers à la contre-culture : sexualité, psychotropes, musique, spiritualité, politique, alimentation et croissance personnelle font partie des sujets abordés dans une mise en page assez peu conventionnelle. Notons quelques caractéristiques formelles qui font la singularité de la revue :

  • Bien que le mode portrait soit le plus souvent privilégié, le contenu se présente parfois en mode paysage, ce qui amène le lecteur à retourner l'objet dans tous les sens;
  • Le texte est tantôt justifié à droite, tantôt à gauche; il est parfois disposé en colonne ou positionné aléatoirement dans la page; une phrase peut se lire dans une direction particulière (en spirale, en diagonale, de haut en bas, etc.);
  • Très souvent, un titre s'étend sur deux pages côte à côte;
  • Les textes sont composés avec plusieurs polices de caractères différentes, et parfois en écriture manuscrite;
  • De nombreuses images (photos, dessins, diagrammes) agrémentent le contenu textuel, parfois sans légendes, souvent sans lien particulier avec le texte;
  • L'éditorial ou le texte introductif du numéro est placé de façon aléatoire dans la revue.

Bref, Mainmise se caractérise par une certaine liberté, voire une liberté certaine, tant au niveau du contenant que du contenu. Membre de l'Underground Press Syndicate, l'équipe avait d'ailleurs accès à une vaste banque de textes et d'images, qui se font abondantes d'un numéro à l'autre (Mainmise permettra ainsi aux freaks du Québec de voir les dessins de l'artiste américain Robert Crumb). C'est cette liberté qui se trouve au cœur du projet Mainmise sur les mots de la contre-culture au Québec.

Démarches d'archivage et problèmes soulevés

Exemple d'une page de Mainmise.

Si des exemplaires papier de Mainmise continuent de circuler dans le marché du livre d'occasion (et parfois à un prix qui ferait sourciller les créateurs de la revue, dont le prix tournait autour de 2 $ à l'époque), il était devenu nécessaire d'archiver les publications en format numérique afin d'en préserver le contenu et la mise en page le plus fidèlement possible. Celles-ci ont donc été archivées en 2012[2] sur le site Web de Mainmise, géré par Jean Guernon, membre de l'équipe originale, et ont été accessibles pendant plusieurs années avant d'être entièrement numérisées par la BAnQ. Ainsi, il est maintenant possible de consulter tous les numéros, page par page, en lecture « verticale ». Ce processus d'archivage était indispensable d'un point de vue culturel, puisque le public peut accéder à un pan de l'histoire du Québec; tout le monde peut, désormais, lire l'entièreté d'une publication qui, à un tirage d'environ 5000 exemplaires par numéro à ses débuts[3], circulait dans un réseau plutôt restreint. L'idée derrière l'initiative de la BAnQ était de préserver ce qui est devenu un patrimoine, et par le fait même, d'y accorder une valeur historique. Il s'agissait de donner un accès à la contre-culture québécoise, qui était à l'époque exclue des canaux traditionnels de communication.

Bien que le projet de la BAnQ soit louable, il pose certains problèmes en matière d'utilisabilité et de pérennité du contenu. La plateforme numérique permet d'effectuer des recherches par mot; cependant, le lecteur qui souhaiterait chercher, par exemple, toutes les occurrences de « yoga » ou de « sexualité » uniquement dans les numéros de Mainmise doit se résoudre à chercher dans un numéro à la fois. Les résultats de recherche risquent par ailleurs de ne pas être exhaustifs, étant donnée l'inexactitude de la reconnaissance optique des caractères. Le mode de lecture de haut en bas ne s'avère guère pratique et ne rend pas justice au format et à la mise en page; illustrations et titres finissent par se perdre dans le processus de numérisation.

Un projet en deux volets

Un nouvel outil de recherche

L'idée générale du projet Mainmise sur les mots de la contre-culture au Québec se déploie en deux temps. Il s'agirait d'abord de proposer une nouvelle version numérique de tous les numéros de Mainmise sur une plateforme adaptée à la mise en page de la revue. À l'heure actuelle, la version numérisée de Mainmise offerte par la BAnQ permet de visualiser chaque page individuellement. Or, il arrive souvent que les éléments graphiques se déplacent d'une page à l'autre; un mode de lecture plus « organique » s'impose, plus près du livre que l'on feuillette. Une telle disposition des pages permettrait au lecteur non seulement d'accéder au contenu, mais de le faire dans l'esprit d'origine. Cette démarche pourrait prendre la forme d'un livre électronique (pensons au format EPUB, dont la compatibilité permettrait une plus grande accessibilité au contenu), par exemple, ou un support similaire par lequel il serait possible de visualiser deux pages à la fois. Cette première étape permettrait de passer au deuxième volet du projet, dont l'objectif serait d'aider le lecteur à effectuer des recherches dans le corpus. La BAnQ offre actuellement un outil de recherche par mots avec un système de reconnaissance optique des caractères, mais une retranscription du contenu des numéros de Mainmise améliorerait sans contredit les résultats de recherche et en ferait ressortir les résultats les plus pertinents. Dans un contexte où les numéros de Mainmise seraient intégrés aux archives numériques de la BAnQ (outre les pages numérisées), un outil semblable à ceux utilisés sur les sites de bibliothèques offrirait une expérience de recherche moins frustrante et des résultats plus pertinents.

Exploration sémantique avec Voyant

Aperçu d'une analyse de Mainmise effectuée avec l'outil Voyant.

Les possibilités qu'offrent ces nouveaux parcours de lecture sont multiples, et ceux-ci peuvent faire appel à plusieurs outils pour cette remédiation, dont l'outil Voyant, au centre de notre projet. Avec une reconnaissance optimale des caractères, de même qu'un système de recherche qui rassemble le corpus entier de Mainmise, certains mots ou thèmes pourraient être mis en lumière, ce qui pourrait permettre une recontextualisation historique de certains passages. Ainsi, l'utilisateur pourrait bâtir un véritable « vocabulaire de la contre-culture », et faire ressortir les choix lexicaux et éditoriaux de la revue. L'outil permettrait également de télécharger un ou plusieurs numéros, ou plusieurs textes du corpus. Cela ouvre une foule de possibilités sémantiques, par exemple, l'analyse d'une période précise dans la décennie 1970, le recensement des critiques musicales dans l'ensemble des numéros de Mainmise, la localisation des textes signés par Pénélope (nom de plume de Jean Basile Bezroudnoff) ou le repérage des textes mentionnant le végétarisme.

Voyant devient donc à la fois un outil et un complément de lecture, offrant la possibilité d'aller au-delà de l'aspect subversif de Mainmise. Les artisans de la revue ayant joué avec les codes formels, mais aussi textuels, un tel outil permettrait au lecteur de jouer avec le contenu et de dialoguer avec le texte en fonction de ses besoins, et d'étudier l'évolution de la langue québécoise à travers les années (le lecteur remarquera entre autres que des mots comme dope ou freak n'ont pas nécessairement le même sens aujourd'hui).

Objectifs éducatifs et culturels

Le projet vise donc à proposer non seulement une plateforme d'archives de la revue, mais également un parcours interactif qui fait davantage ressortir la mise en page et le contenu et qui offre différentes options de lecture (par mots, par thèmes et par chroniques, par exemple). L'idée derrière cette initiative est de rendre le contenu davantage accessible et facile à manier afin que la revue rejoigne tant des chercheurs que des curieux. Mainmise ayant traversé une décennie et été témoin d'une foule de changements sociaux, les possibilités de projets d'édition numérique qui pourraient voir le jour sont nombreuses, et en ce sens, le projet Mainmise sur les mots de la contre-culture au Québec n'est qu'une des façons d'explorer ce corpus. Pensons notamment à une éditorialisation collective du contenu, qui pourrait faire appel entre autres à la participation d'anciens collaborateurs de Mainmise, ou encore, à une lecture historique des numéros où des liens seraient créés entre des passages de la revue et des événements de l'histoire québécoise.

Références

  1. Pénélope, « Pénélope et le Québec alternatif »Mainmise, no 3, 1971, p.47,« BAnQ numérique », sur numerique.banq.qc.ca (consulté le 20 décembre 2019)
  2. Catherine Lalonde, « Tout Mainmise sur la Toile », sur Le Devoir (consulté le 19 décembre 2019)
  3. (en) Felicity Tayler, « Mainmise, 1970: Situating Québec within Planetary Geographies », Mémoires du livre / Studies in Book Culture, vol. 10, no  1, 2018 (ISSN 1920-602X) [texte intégral lien DOI (pages consultées le 2019-12-19)]

Bibliographie

Jean-Philippe Warren, « Fondation et production de la revue Mainmise (1970-1978) », Mémoires du livre, vol. 4, no  1, 2012 [texte intégral (page consultée le 15 décembre 2019)].

Gabrielle Desgagné-Duclos, « De l’inquiétude du désengagement. Un futur incertain de Guillaume Adjutor Provost », Artichaut Magazine, 2014 [texte intégral (page consultée le 17 décembre 2019)].

Catherine Lalonde, « Tout Mainmise sur la Toile », Le Devoir, 2012 [texte intégral (page consultée le 10 décembre 2019)].

Marie-France Moore, « Mainmise, version québécoise de la contre-culture », Recherches sociographiques, vol. 14, no  3, 2005, p. 363-381 [texte intégral (page consultée le 10 décembre 2019)].

Boris Hackman, « Mainmise : Histoire du cousin québécois d’Actuel », Recherches sociographiques, 2015 [texte intégral (page consultée le 13 décembre 2019)].

Karim Larose, La contre-culture au Québec, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. « Nouvelles études québécoises », 2016, 524 p. (ISBN 9782760635708) .

Marc-André Brouillard, Nos racines psychédéliques : l’héritage électrisant de la génération Mainmise, Laval, Guy St-Jean, 2018, 253 p. (ISBN 9782897585341) .