Discours de la méthode (Descartes)/La conception cartésienne de la philosophie

Leçons de niveau 15
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La conception cartésienne de la philosophie
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Chapitre no 1
Leçon : Discours de la méthode (Descartes)
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Le Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences, accompagné de la Dioptrique, des Météores et de la Géométrie, qui sont des essais de cette méthode, comme le précise le titre, est publié anonymement en 1637, chez le libraire et imprimeur hollandais Jean Maire. René Descartes ne tarde pas à être identifié comme l'auteur du Discours et des Essais par la République des Lettres. Il est alors âgé de quarante et un ans et n'a encore rien publié, malgré une importante correspondance avec les savants de son temps et une somme d'écrits divers, parfois complétés, comme le Monde ou Traité de la lumière, parfois abandonnés, comme les Règles pour la direction de l’esprit, commencées vers 1628 et retrouvées dans ses papiers à sa mort.

La publication soudaine de ces textes philosophiques et scientifiques, remaniés et à l'occasion abrégés, s'explique par la situation délicate dans laquelle se trouve Descartes après l'affaire Galilée. Ce dernier avait été condamné par l'Église en 1616 pour avoir soutenu que le soleil est au centre du monde et que la terre tourne à la fois sur elle-même et autour du soleil. En 1632, il publie le Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, où il soutient toujours la théorie de l'héliocentrisme et du mouvement de la terre ; il est à nouveau condamné. Descartes apprend la condamnation du savant italien et est alors dans l'embarras, car s'il publiait le Monde, qu'il estime prêt à paraître en 1634, mais où il défend une thèse semblable à celle de Galilée, il lui faudrait contester l'autorité de l'Église. Au début de la sixième partie du Discours, il fait allusion à cette thèse et à la condamnation de Galilée, et assure n'y avoir rien remarqué qui aurait pu « être préjudiciable ni à la religion ni à l'État » (AT, t. VI, p. 60). Il décide cependant, moins pour se soumettre aux autorités religieuses que pour éviter les controverses et préserver sa tranquillité d'esprit, de ne pas publier le Monde.

Descartes n'en est pas moins pressé par des amis et des correspondants de faire connaître ses idées, et, comme il l'explique à la fin de la troisième partie du Discours, voulant « [se] rendre digne de la réputation qu’on [lui] donnait » (AT, t. VI, p. 30-31), il ne renonce pas pour autant à son projet ; il présente finalement celui-ci sous la forme de trois traités scientifiques, précédés d'un aperçu de sa philosophie et de sa méthode, en évitant soigneusement de parler de cosmologie.

Le Discours de la méthode, qui devait à l'origine servir de préface à ces traités, est publié seul et étudié pour lui-même depuis le début du XIXe siècle, tandis que les Essais, considérés comme scientifiquement dépassés, ne présentent plus qu'un intérêt historique. Mais on aurait tort de les ignorer totalement ; leur importance dans l'histoire et la philosophie des sciences est indéniable. Aussi, dans la mesure où ils sont des « essais de la méthode », il est intéressant de voir le lien entre la méthode et ce qu'elle peut produire : à cet égard, Descartes lui-même admet — ce qui peut étonner — qu'il n'a pu « montrer l'usage de cette méthode dans les trois traités », car « elle prescrit un ordre pour chercher les choses qui est assez différent de celui dont [il a] cru devoir user pour les expliquer », tout en ajoutant qu'il en a montré « quelque échantillon en décrivant l'arc-en-ciel » (lettre au P. Vatier, 22 février 1638, AT, t. I, p. 559) dans les Météores. Descartes reconnait donc implicitement que soit sa méthode n'est pas tout à fait au point pour traiter de toutes les matières, soit il ne l'a délibérément pas suivie. Le dernier paragraphe de la troisième partie indique d'ailleurs qu'il n'est pas entièrement satisfait de ce qu'il offre au public, sans que l'on sache si cette insatisfaction porte sur la méthode elle-même, sur les traités scientifiques qu'il présente ou sur la fondation métaphysique de la science.

Le Discours est l'une des œuvres fondatrices de la philosophie moderne occidentale, tant par son contenu philosophique inédit que par sa démarche novatrice. Il est peut-être difficile de nous en rendre compte aujourd'hui, car nous sommes trop cartésiens pour nous apercevoir de tout ce que nous devons à Descartes, mais le Discours bouleverse complètement la conception du monde et de l'être humain la plus courante au XVIIe siècle. La vie d'alors est imprégnée de croyances religieuses, voire superstitieuses, et Descartes lui-même, à ses débuts, n'a pas échappé à la tentation d'expliquer les phénomènes qu'il observait par des causes plus ou moins occultes, avant de renoncer définitivement à ce genre d'explication[1]. De l'implantation du christianisme, au Ier siècle, jusqu'au XVIIe siècle, la plupart des hommes, en Europe, croient que l'univers et tout ce qu'il contient, y compris l'être humain, ont été créés par un Dieu. L'être humain, qui est une créature de Dieu, doit accepter son sort, c'est-à-dire son ignorance et sa dépendance face à un univers qui lui échappe, ne pouvant que s'en remettre à la Providence divine ou, comme chez les Anciens, au destin que les dieux ont décidé pour lui. Il n'a pas d'autre choix que de se soumettre à la nature et au Dieu qui l'a créée ; soumission que la religion lui enseigne et exige de lui, sous peine d'être déclaré hérétique et condamné, à l'instar de Galilée. Les voies de Dieu sont impénétrables, affirme Paul dans son épître aux Romains. Toutefois, avec des philosophes comme Hobbes (1588-1679), Descartes (1596-1650), Spinoza (1632-1677) et Locke (1632-1704), l'autorité de l'Église est questionnée et ces croyances commencent à s'effriter.

Le monde de Descartes, compréhensible par la raison humaine, susceptible d'être expliqué par la science, qui est le nôtre actuellement, n'est absolument plus ce monde ancien, même si les êtres humains peuvent encore être la proie de croyances irrationnelles et de superstitions. Descartes, bien qu'il croit que Dieu et l'âme existent, fait partie de ces philosophes modernes qui ne pensent pas que la nature soit incompréhensible ou intouchable. Il ne voit aucune incompatibilité entre la possibilité, pour l'homme, de maîtriser les forces de la nature pour assurer son bien-être, et ce qu'enseigne la religion chrétienne.

La conception cartésienne de la philosophie et de la science se distingue aussi bien des conceptions de l'Antiquité que du Moyen Âge, la conception médiévale du savoir n'étant d'ailleurs sur bien des points qu'une adaptation des philosophies de la tradition gréco-latine, tout particulièrement de la philosophie d'Aristote et de sa vision du savoir. Mais avant de devenir, avec Aristote et la philosophie médiévale, une entreprise théorique, la philosophie est d'abord, avec Socrate, Platon, les épicuriens ou les stoïciens, une sagesse. Les Anciens recherchaient avant tout la sagesse, c'est-à-dire la paix d'esprit, et le bonheur, non par la satisfaction des désirs éphémères du corps, mais sous la forme d'un contentement durable de l'âme. Cette quête a été reprise à la Renaissance, notamment par Montaigne. La philosophie était pour eux à la fois une réflexion sur la vie bonne, la société et la nature, un exercice spirituel et une manière de vivre. Descartes, quant à lui, n'est pas particulièrement préoccupé par cette recherche de la meilleure façon de vivre, mais plutôt par la science, qui pourrait être une façon, selon lui, d'améliorer la vie des hommes. En fait, il ne sépare pas la science de la sagesse, contrairement à Socrate, par exemple, qui affirmait qu'on pouvait être vertueux, mener une vie moralement bonne, sans être savant.

Avant de plonger dans l'étude du Discours de la méthode, un détour par la « Lettre-préface » des Principes de la philosophie permet de comprendre, au préalable, la conception cartésienne de la philosophie, et notamment ce lien entre la sagesse et la science. Il faut toutefois garder à l'esprit que dix ans séparent la « Lettre-préface », publiée en 1647 à l'occasion de la traduction française des Principes, de la publication du Discours de la méthode ; Descartes s'est imposé entre-temps comme une figure qu'on ne peut plus ignorer. Dans la « Lettre-préface », il jette un regard rétrospectif sur son parcours philosophique, tout en se projetant dans l'avenir. Les Principes ont en effet été écrits avec une double intention : d'abord, proposer « une somme de philosophie » (lettre à Huygens, 31 janvier 1642, AT, t. III, p. 523 ; lettre à Mersenne, 22 décembre 1641, AT, t. III, p. 465), autrement dit un exposé complet de sa philosophie ; ensuite, diffuser le cartésianisme dans les institutions d'enseignement, en fournissant un « manuel » ou un « cours de philosophie » (lettre à Mersenne, 11 novembre 1640, AT, t. III, p. 233) visant à remplacer ceux qui y sont utilisés. Descartes n'aura cependant que peu de succès, soit que ses disciples comprennent mal sa pensée, soit que les manuels de scolastique sont toujours en usage.

Certes, il portait déjà un coup d'œil au passé en 1637 dans le Discours, puisqu'il y parle, sur le mode de l'autobiographie, de ses années d'études et d'apprentissage, mais il n'offrait alors qu'un aperçu, une vision sommaire de sa philosophie, et non une somme, et cela à un moment où sa réputation n'était pas encore assurée. Quoi qu'il en soit, la vision que Descartes se fait de la philosophie est essentiellement la même dans le Discours et les Principes, comme le confirme l'image de l'arbre par laquelle il représente les domaines de la philosophie, assignant à chacun sa place spécifique : « toute la philosophie est comme un arbre dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale ; j'entends la plus haute et la plus parfaite morale, qui, présupposant une entière connaissance des autres sciences, est le dernier degré de la sagesse » (AT, t. IX, p. 14). Ainsi, ce qui a changé, c'est qu'il a désormais une idée claire et précise des parties de la philosophie et de la façon dont elles s'organisent entre elles ; les domaines, quant à eux, restent les mêmes. Dans le Discours, il traitait en effet de ces mêmes domaines, dans un ordre linéaire, non encore hiérarchisé : les sciences en général dans la première partie, la méthode dans la seconde, la morale dans la troisième, la métaphysique dans la quatrième, la physique, la médecine et la mécanique dans la cinquième, enfin les applications techniques de la science dans la sixième.

Descartes, souhaitant « expliquer ce que c'est que la philosophie », affirme « que ce mot philosophie signifie l'étude de la sagesse ». Or, il ajoute que « par la sagesse on n'entend pas seulement la prudence dans les affaires, mais une parfaite connaissance de toutes les choses que l'homme peut savoir, tant pour la conduite de sa vie que pour la conservation de sa santé, et l'invention de tous les arts » (« Lettre-préface », AT, t. IX, p. 2). L'homme qui posséderait la totalité de savoir, y compris technique, serait parfaitement sage — si une telle chose était possible ! Or, Descartes reconnaît en toute humilité qu'« il n'y a véritablement que Dieu seul qui soit parfaitement sage, c'est-à-dire qui ait l'entière connaissance de la vérité de toute chose, mais on peut dire que les hommes ont plus ou moins de sagesse à raison de ce qu'ils ont plus ou moins de connaissance des vérités les plus importantes » (« Lettre-préface », AT, t. IX, p. 3). Ainsi, bien avant Hegel, Descartes vise une connaissance totale ; mais, contrairement à la dialectique hégélienne, la méthode cartésienne ne confine pas à un savoir abstrait ou théorique ; cette connaissance, essentiellement pratique tout en s'appuyant sur les sciences, rassemblerait tout ce qui peut être utile à tous les aspects de la vie humaine.

Notes et références[modifier | modifier le wikicode]

  1. Sur les premiers pas de Descartes en science, voir Ferdinand Alquié, Leçons sur Descartes. Science et métaphysique chez Descartes, Paris, La Table ronde, coll. « La Petite Vermillon », 2005, p. 16-20.