Caligula/Acte IV scène 14, commentaire no 1
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Introduction
[modifier | modifier le wikicode]Caligula, drame en quatre actes d'Albert Camus publié en 1944, s'inspire assez fidèlement du destin dément du jeune empereur romain assassiné en 41 après Jésus-Christ et d'anecdotes authentiques évoquées par l’historien latin Suétone. Mais l’auteur en fait un héros de l'absurde, aux côtés de Sisyphe, de Meursault, de l'Étranger et de Jan, victime du Malentendu, pour constituer ce qu'il a appelé « le cycle de l’absurde ». À la mort de sa sœur et maîtresse Drusilla, Caligula a pris conscience que « Les hommes meurent et ne sont pas heureux » et veut aller jusqu'au bout de sa révolte contre cette révolte contre cette vérité de la condition humaine qu'il entend enseigner aux autres, en tentant de se substituer au destin absurde. Par les humiliations infligées aux patriciens, les meurtres gratuits, il a réussi à provoquer une révolte contre lui-même, contre l'absurde qu'il incarne. Il n'a rien fait pour empêcher le complot d'assassinat qui se trame contre lui, parce qu'il a aussi pris conscience que « tuer n'est pas la solution ». Il reconnait l'échec de son programme, de son règne.
Cette prise de conscience annonce et justifie la scène finale de la pièce, c’est-à-dire le dénouement : il ne lui reste plus qu'à jouer le dernier acte de cette tragédie qu'il a lui-même montée. Caligula est d'abord seul en scène devant son miroir, il se lance dans un long monologue, ou plutôt dialogue avec lui-même, dans une longue tirade qui occupe les deux tiers de la scène. Il y fait le bilan désespéré de son action, puis il s'offre aux coups des conjurés qui surgissent et on assiste sur scène à la mort de Caligula et de son fidèle confident, Hélicon.
Questions possibles
[modifier | modifier le wikicode]Le face-à-face de Caligula avec lui-même : bilan de son action
[modifier | modifier le wikicode]Caligula, seul face au miroir : situation symbolique et révélatrice
[modifier | modifier le wikicode]« Il tourne sur lui-même, hagard, va vers le miroir. » Cette situation est d'abord révélatrice de sa solitude puisqu'il a fait le vide autour de lui et que, faute d'avoir quelqu'un vers qui aller, à qui parler, il se tourne vers son miroir. Les didascalies, comme ses paroles, le soulignent bien : « il recule un peu, revient vers le miroir » de même que les jeux de scène qu'il effectue face au miroir comme s'il était face à quelqu'un : « il tend les mains vers le miroir », « je tends mes mains et c'est toi que je rencontre ». De fait, bien sûr, le miroir ne fait que lui renvoyer son image, c'est donc un face-à-face avec lui-même qu'il lui offre, qui va permettre un retour sur soi pour faire le point sur son action. Et c’est un faux monologue qui s'engage, puisque le dédoublement autorise un dialogue, Caligula va se parler à lui-même, s'interpeller comme le montre l'alternance des pronoms de première et de deuxième personne du singulier : « Je sais pourtant, et tu le sais aussi. »
La libre expression des sentiments face à une mort attendue
[modifier | modifier le wikicode]Tout d'abord, Caligula exprime sa peur, il reconnaît simplement en entendant « des bruits d'armes », « j'ai peur » et, tout aussitôt, le dégoût que cela lui inspire : « Quel dégoût, après avoir méprisé les autres, de se sentir la même lâcheté dans l'âme. » Lui qui a méprisé pour leur lâcheté ceux qu'ils condamnaient à mort, retrouve cette même lâcheté en lui, il ne vaut pas mieux. Derrière le justicier qu'il a voulu être vis-à-vis des autres, c'est l‘humain qui se révèle avec toutes ses faiblesses, il n'est qu'un homme parmi les autres. Il s'en suit un abandon plus facile à la mort qui l'attend puisqu'elle mettra un terme à tout : « Mais cela ne fait rien. La peur non plus ne dure pas. Je vais retrouver ce grand vide où le cœur s‘apaise. » On peut noter ici la périphrase qu'il utilise pour désigner la mort et qui est aveu de son athéisme. Pas d'espoir de survie, de vie meilleure dans un au-delà, c'est le « grand vide », le néant qui l'attend. Ce néant au moins lui apportera l'apaisement espéré. Il semble prêt à retrouver cette paix qu'il semble déjà goûter un peu, comme le souligne la didascalie qui suit : « Il semble plus calme. »
Face au miroir, le bilan négatif
[modifier | modifier le wikicode]Caligula reconnaît son erreur dans sa quête de l'impossible, dans son exigence d’absolu symbolisé par la lune. Il revient de manière insistante d'ailleurs sur sa quête pressante et insensée : « L'impossible ! Je l'ai cherché aux limites du monde, aux confins de moi-même. J’ai tendu mes mains (criant) je tends mes mains et c'est toi que je rencontre, toujours toi en face de moi. » La mise en relief en tête de la phrase du mot impossible et la ponctuation exclamative le soulignent, tout en rappelant, avec l'emploi du passé composé, que cette quête appartient au passé et qu'elle ne peut être que vouée à l'échec. La gradation descendante que marque le rétrécissement de l'espace, du monde à lui-même, à œ pauvre reflet que lui renvoie son image pleine de haine exprime assez bien l'amenuisement, l'anéantissement de ses rêves. C'est d'ailleurs un appel désespéré et vain qu’il lance une dernière fois à son confident Hélicon, qu'il a chargé de lui rapporter la lune. La réponse à cet appel, avec la répétition de la négation absolue « rien », le marque bien. Il sait désormais qu'il n'aura jamais la lune, « Hélicon ne viendra pas… » Ce face-à face avec lui-même lui permet cependant d'analyser les raisons de son échec : « Tout a l'air si compliqué. Tout est si simple pourtant. Si j'avais eu la lune, si l'amour suffisait, tout serait changé. » Il reconnait l'inaccessibilité de cette quête insensée, à travers la contradiction soulignée par l'antithèse compliqué/simple. En effet, il est compliqué de prétendre à l'impossible, alors que ce serait simple si ce besoin d'absolu était satisfait : « tout serait changé » car « il suffirait que l'impossible soit ». Or, la formulation même de cette attente renferme un paradoxe : par définition, l'impossible ne peut être mais il a fait comme si cette perspective était facilement accessible ! Il reconnaît aussi que son goût de l’absolu ne peut être satisfait par l‘amour humain, qui n'est que relatif, imparfait, ni même par l'amour d'un dieu, celui: que l'homme se choisit et dont la dimension humaine, trop humaine, est bien marquée par l'absence de majuscule. D'où ces questions purement rhétoriques, puisqu’il sait pertinemment qu'elles n'appellent que des réponses négatives : « Mais où étancher cette soif ? Quel cœur, que] dieu aurait pour moi la profondeur d un lac ? » La métaphore filée de la « soif » que ne peuvent étancher ni l'amour, ni la religion qui n'ont pas « la profondeur d‘un lac », dit bien l'insatisfaction inévitable. D'où le constat négatif, amer et résigné : « Rien dans ce monde, ni dans l'autre, qui soit à ma mesure. »
La reconnaissance de l'échec inspire culpabilité et haine
[modifier | modifier le wikicode]Caligula reconnaît clairement qu'il s'est trompé de voie en usant de son pouvoir d'empereur pour se substituer au destin absurde, quand il fait cette déclaration solennelle : « Je n'ai pas pas la voie qu'il fallait, Je n'aboutis à rien. Ma liberté n'est pas la bonne. » Ces trois phrases négatives et l'adverbe « nen » désignent bien son aveu d'échec total, d‘où la prise de conscience de sa culpabilité radicale et de celle d'Hélicon qui l'a soutenu dans cette folie : « [...] nous serons coupables à jamais ! Cette nuit est lourde comme la douleur humaine. » La comparaison souligne le poids de la faute et de la douleur qui l'accompagne. La généralisation traduit aussi l'écrasement de l'homme qui ne peut échapper à sa condition, et la culpabilité est aussi celle de tous les hommes. Les didascalies marquent bien sa capitulation et son désespoir : « s'agenouillant et pleurant », « il tend les mains vers le miroir en pleurant » avec ces verbes au participe présent ou au gérondif à valeur durative qui soulignent son accablement, son effondrement. Il ne reste plus à Caligula qu'à mourir,à se laisser tuer !
Un dénouement tragique, spectaculaire et riche de sens
[modifier | modifier le wikicode]Une scène d'action spectaculaire
[modifier | modifier le wikicode]L'arrivée quasi simultanée des conjurés et d'Hélicon arrache Caligula à sa réflexion. Les didascalies annoncent « des bruits d'armes et des chuchotements en coulisses » et le retour précipité du confident de Caligula « surgissent du fond », non pour lui apporter la lune mais pour le protéger, lui venir en aide : « Garde-toi, Caïus ! Garde-toi ! » : l'impératif, la mise en garde répétée et désespérée, la ponctuation exclamative montre qu'Hélicon est fidèle jusqu'au bout, jusqu'à payer de sa vie sa loyauté, car il est poignardé « par une main invisible ». La lâcheté du geste qui le tue, soulignée par la synecdoque méprisante, fait ressortir son dévouement, son courage. Les réactions de Caligula sont assez surprenantes, il ne manifeste aucune surprise, aucun geste de défense. On assiste à une véritable mise en scène de soi, comme du théâtre dans le théâtre, puisqu'« il s'observe, simule », semble jouer : il est à la fois son propre spectateur en même temps que regardé par les autres qui ont fait irruption. Ses gestes sont provocateurs : une longue didascalie détaille ses gestes : « Caligula se relève, prend un siège bas dans la main et approche du miroir en soufflant. Il s'observe, simule un bond en avant et, devant le mouvement symétrique de son double dans la glace, lance son siège à toute volée en hurlant. » Le meurtre de Caligula par les conjurés est une scène d'action plus que de parole, les didascalies, abondantes, précisent les mouvements, les gestes. C'est une scène de violence puisque Caligula, semé, est poignardé de tous côtés sur scène, la règle de bienséance du théâtre classique n'est pas respectée. La lâcheté des conjurés est mise en évidence : « par toutes les issues, entrent les conjurés en armes », « Tous frappent ». Leur nombre est souligné par les pluriels, les pronoms indéfinis « toutes », « tous » ; et « le vieux patricien le frappe dans le dos ». Seul Cheréa le frappe « en pleine figure », comme s'il voulait détruire la figure qu'il incarne et non par vengeance personnelle comme le vieux patricien humilié. Cheréa le tue au nom d'un idéal, il confirme sa supériorité par rapport au groupe anonyme des patriciens.
La mort du héros de l'absurde : « un suicide supérieur »
[modifier | modifier le wikicode]Le rôle du miroir est assez révélateur : Caligula « s'approche du miroir en soufflant » : comme s'il voulait tout d'abord brouiller son image, l'effacer en couvrant le miroir de buée, puis il lance son siège à toute volée : il brise ainsi l'image qu'il déteste dans un geste grandiose, bien souligné par la didascalie : « Le miroir se brise. » Caligula fait semblant de bondir vers les conjurés et de se défendre comme s'il voulait ainsi leur permettre d'accomplir leur révolte. C'est une forme de suicide symbolique qui préconise le quasi-suicide puisqu'il va se laisser tuer par les conjurés. On peut noter le courage et la grandeur de Caligula : « leur fait face, avec un rire fou » : il s‘offre à leurs coups, fait face à la mort ; de plus, Caligula simule la folle pour qu Ils se révoltent contre un tyran fou et contre l'absurde qu'il a incarné : « Caligula, riant et râlant, hurle. »
Le testament de Caligula, en deux phrases riches de sens.
[modifier | modifier le wikicode]La première : « À l'histoire, Caligula, à l'histoire. » et un appel à la postérité : désormais, Caligula appartient à l'histoire, l'histoire le perpétuera dans les mémoires et le magnifiera comme un être d'exception, ce dont témoigne l'ouvrage de Suétone, Vies des douze Césars où il figure. Et la deuxième : « Je suis encore vivant ! » est une phrase particulièrement riche de sens et pleine de panache : ce cri est paradoxal puisque Caligula meurt en même temps sous la coups des en jurés, il interpelle donc. C'est un cri historique d'après Suétone : « n’essayait de crier qu'il vivait encore. » Mais ce n'est pas cela qui intéresse Camus. Ce cri prend surtout une dimension philosophique, que la première ébauche de la pièce peut nous aider à éclairer. Camus avait écrit : « Non, Caligula n'est pas mort. Il est là. Il est en chacun de vous.Si le pouvoir vous était donné,si vous aviez du cœur, si vous aimiez la vie, vous le verriez se déchaîner, ce monstre ou cet ange que vous portez en vous. » On peut donc comprendre que, par-delà la mort superficielle de son corps, ce qu'il incarne, à savoir l'absurde, perdurera, s’incarnera sous d'autres visages. Si Caligula est vivant, c'est qu'il représente une face de l'homme, une potentialité que nous portons en nous : nous révolter contre l'absurde. C'est un cri en forme de déni : la survie qu'il prédit a aussi celle de la soif d'absolu qui le poussait : en me tuant, vous ne tuerez pas cette soif qui s'incarnera en d'autres.
[modifier | modifier le wikicode]Conclusion
[modifier | modifier le wikicode]C'est une scène de dénouement très symbolique. Face au miroir, Caligula peut faire une introspection, un bilan de sa vie ; en brisant ce miroir, il brise lui-même sa vie, se suicide dans une forme de suicide supérieur puisqu'il permet aux autres hommes de se révolter contre l'absurde. C'est aussi une scène théâtrale d'une grande intensité dramatique. D'une certaine façon, en prononçant son propre jugement, et en exécutant sa propre sentence dans ce Jugement dernier, Caligula essaie de s'égaler aux dieux et d'incarner pour l‘éternité la figure du héros absurde. Sur le plan littéraire, c'est un personnage majeur de l'œuvre de Camus qui fait écho à d'autres héros épris d'absolu : Hamlet chez Shakespeare, dom Juan chez Molière ou Baudelaire. Enfin, en concluant à travers son personnage qu'il n'a pas pris la voie qu'il fallait, Camus laisse entendre qu'il reste d'autres voies à essayer : celle de la révolte humaniste et constructive contre l‘absurde : celle du docteur Rieux et de Tanou qui se battent courageusement contre la Peste, cet autre visage de l'absurde que rencontre Camus en pleine guerre mondiale.