Amphitryon/Acte II scène 1, commentaire no 1/Extrait
Acte II scène 1, commentaire no 1
de la leçon :
Amphitryon
ACTE II, SCÈNE 1
Et qui ?
Que vous avez du port envoyé vers Alcmène,
Et qui de nos secrets a connaissance pleine,
Comme le moi qui parle à vous.
Quels contes !
Ce moi plus tôt que moi s’est au logis trouvé ;
Et j’étais venu, je vous jure,
Avant que je fusse arrivé.
D’où peut procéder, je te prie,
Ce galimatias maudit ?
Est-ce songe ? Est-ce ivrognerie ?
Aliénation d’esprit ?
Ou méchante plaisanterie ?
Non : c’est la chose comme elle est,
Et point du tout conte frivole.
Je suis homme d’honneur, j’en donne ma parole,
Et vous m’en croirez, s’il vous plaît.
Je vous dis que, croyant n’être qu’un seul Sosie,
Je me suis trouvé deux chez nous ;
Et que de ces deux moi, piqués de jalousie,
L’un est à la maison, et l’autre est avec vous ;
Que le moi que voici, chargé de lassitude,
A trouvé l’autre moi frais, gaillard et dispos,
Et n’ayant d’autre inquiétude
Que de battre, et casser des os.
Il faut être, je le confesse,
D’un esprit bien posé, bien tranquille, bien doux,
Pour souffrir qu’un valet de chansons me repaisse.
Si vous vous mettez en courroux,
Plus de conférence entre nous :
Vous savez que d’abord tout cesse.
Non : sans emportement je te veux écouter ;
Je l’ai promis. Mais dis, en bonne conscience,
Au mystère nouveau que tu me viens conter
Est-il quelque ombre d’apparence ?
Non : vous avez raison, et la chose à chacun
Hors de créance doit paraître.
C’est un fait à n’y rien connaître,
Un conte extravagant, ridicule, importun :
Cela choque le sens commun ;
Mais cela ne laisse pas d’être.
Le moyen d’en rien croire, à moins qu’être insensé ?
Je ne l’ai pas cru, moi, sans une peine extrême :
Je me suis d’être deux senti l’esprit blessé,
Et longtemps d’imposteur j’ai traité ce moi-même.
Mais à me reconnaître enfin il m’a forcé :
J’ai vu que c’était moi, sans aucun stratagème ;
Des pieds jusqu’à la tête, il est comme moi fait,
Beau, l’air noble, bien pris, les manières charmantes ;
Enfin deux gouttes de lait
Ne sont pas plus ressemblantes ;
Et n’était que ses mains sont un peu trop pesantes,
J’en serais fort satisfait.
À quelle patience il faut que je m’exhorte !
Mais enfin n’es-tu pas entré dans la maison ?
Bon, entré ! Hé ! de quelle sorte ?
Ai-je voulu jamais entendre de raison ?
Et ne me suis-je pas interdit notre porte ?
Comment donc ?
Dont mon dos sent encore une douleur très forte.
On t’a battu ?
Oui, moi : non pas le moi d’ici,
Mais le moi du logis, qui frappe comme quatre.
Te confonde le Ciel de me parler ainsi !
Ce ne sont point des badinages.
Le moi que j’ai trouvé tantôt
Sur le moi qui vous parle a de grands avantages :
Il a le bras fort, le cœur haut ;
J’en ai reçu des témoignages,
Et ce diable de moi m’a rossé comme il faut ;
C’est un drôle qui fait des rages.
Achevons. As-tu vu ma femme ?
Par une raison assez forte.
Qui t’a fait y manquer, maraud ? explique-toi.
Faut-il le répéter vingt fois de même sorte ?
Moi, vous dis-je, ce moi plus robuste que moi,
Ce moi qui s’est de force emparé de la porte,
Ce moi qui m’a fait filer doux,
Ce moi qui le seul moi veut être,
Ce moi de moi-même jaloux,
Ce moi vaillant, dont le courroux
Au moi poltron s’est fait connaître,
Enfin ce moi qui suis chez nous,
Ce moi qui s’est montré mon maître,
Ce moi qui m’a roué de coups.
Molière, Amphitryon
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