Le roman et la nouvelle au XIXe siècle : le réalisme et le naturalisme/Maupassant, Pierre et Jean, Chap. II
La famille Roland va apprendre quelque chose de capitale du notaire. Un ancien ami de la famille, M. Maréchal, est mort et laisse son héritage de 40 mille francs à Jean (le fils le plus jeune).
« Après ce départ il y eut encore un silence, puis le père Roland vint taper de ses deux mains ouvertes sur les deux épaules de son jeune fils en criant :
— Eh bien ! sacré veinard, tu ne m’embrasses pas ?
Alors Jean eut un sourire, et il embrassa son père en disant :
— Cela ne m’apparaissait pas comme indispensable.
Mais le bonhomme ne se possédait plus d’allégresse. Il marchait, jouait du piano sur les meubles avec ses ongles maladroits, pivotait sur ses talons, et répétait :
— Quelle chance ! quelle chance ! En voilà une, de chance !
Pierre demanda :
— Vous le connaissiez donc beaucoup, autrefois, ce Maréchal ?
Le père répondit :
— Parbleu, il passait toutes ses soirées à la maison ; mais tu te rappelles bien qu’il allait te prendre au collège, les jours de sortie, et qu’il t’y reconduisait souvent après dîner. Tiens, justement, le matin de la naissance de Jean, c’est lui qui est allé chercher le médecin ! Il avait déjeuné chez nous quand ta mère s’est trouvée souffrante. Nous avons compris tout de suite de quoi il s’agissait, et il est parti en courant. Dans sa hâte il a pris mon chapeau au lieu du sien. Je me rappelle cela parce que nous en avons beaucoup ri, plus tard. Il est même probable qu’il s’est souvenu de ce détail au moment de mourir ; et comme il n’avait aucun héritier il s’est dit : « Tiens, j’ai contribué à la naissance de ce petit-là, je vais lui laisser ma fortune. »
Mme Roland, enfoncée dans une bergère, semblait partie en ses souvenirs. Elle murmura, comme si elle pensait tout haut :
— Ah ! c’était un brave ami, bien dévoué, bien fidèle, un homme rare, par le temps qui court.
Jean s’était levé :
— Je vais faire un bout de promenade, dit-il.
Son père s’étonna, voulut le retenir, car ils avaient à causer, à faire des projets, à arrêter des résolutions. Mais le jeune homme s’obstina, prétextant un rendez-vous. On aurait d’ailleurs tout le temps de s’entendre bien avant d’être en possession de l’héritage.
Et il s’en alla, car il désirait être seul, pour réfléchir. Pierre, à son tour, déclara qu’il sortait, et suivit son frère, après quelques minutes. »
— Maupassant, Pierre et Jean (1887), Chapitre II
Interprétations
[modifier | modifier le wikicode]Citations | Remarques formelles | Interprétations |
---|---|---|
Après ce départ [du notaire] |
|
|
Il y a eu encore un silence | Les personnages s’opposent | Ce silence est le signe d’une certaine gêne, d’un certain malaise. La réaction du père Roland n’en ressort que mieux et choque d’autant plus. |
Le père Roland | Jugement négatif du narrateur sur son personnage | |
Puis le père Roland vint taper de ses deux mains ouvertes sur les deux épaules de son jeune fils en criant |
|
|
En bien, sacré veinard, tu ne m’embrasses pas ? |
|
Le père Roland se sent responsable de cet héritage et pense qu’il mérite d’être remercié d’avoir eu un ami si généreux. Il apparaît comme prétentieux et le fait qu’il se réjouisse nous montre qu’il n’a pas de cœur, que la cupidité domine en lui. De plus, on sent ici toute l’ironie de Maupassant : en effet Roland est effectivement en quelque sorte responsable de cet héritage, mais pas pour les raisons qu’il croit : non parce qu’il a été un bon ami mais un mauvais mari ! |
Alors Jean eut un sourire, et il embrassa son père en disant : « Cela ne m’apparaissait pas comme indispensable » | Litote dans la réponse du fils | Figure de style : Jean réagit avec douceur et politesse, il se distingue de son père grossier. |
Mais le bonhomme… répétait |
|
Le père est trop joyeux, la joie déplacée. Il oublie que la joie est la conséquence |
Quelle chance ! quelle chance ! En voilà, de chance ! |
|
Insistance sur la joie du personnage |
Pierre demande : « Vous le connaissez donc beaucoup, autrefois, ce Maréchal ? » |
|
Question qui montre que Pierre qui, jusque là n’a rien dit, se tourmente depuis un certain temps, comme le montre le mot « donc » : on a l’impression que cette phrase est le résultat de longues cogitations, qu’elle ne sort pas de nulle part. Le fait qu’il relègue Maréchal en fin de phrase précédé de « ce » laisse supposer que cette nouvelle n’a pas été agréable pour lui, qu’il en souffre déjà, que la jalousie a commencé de le tourmenter. Dans tous les cas, il est déjà ici dans l’attitude de l’enquêteur qui pose des questions, qui a besoin de savoir, de reconstituer le passé. |
Parbleu… après dîner |
|
|
Tiens, justement… au lieu du sien. |
|
Il met le chapeau de M. Roland (père) |
Je me rappelle cela… ma fortune | « rappelle » conjugué au présent : réflexion au présent |
|
Mme Roland… tout haut |
|
|
« Ah ! […] par le temps qui court » |
|
|
Jean s’était levé… dit-il |
|
Jean participe à la discussion : signe d’un malaise |
Son père s’étonna… résolutions | DIL | Père favorise l’argent et le héritage, insensible au mort de son ami. Il ne sait pas ses alentours et est obsédé d’argent |
Mais le jeune homme… héritage |
|
|
Et il s’en alla… pour réfléchir | « pour réfléchir « : signe de malaise | Quitte la malaise, allégorie d’une rupture familiale |
Pierre… minutes | « après quelque minutes » : même action que son frère mais à une direction différente |
Plan détaillé
[modifier | modifier le wikicode]Les réactions variées des personnages : quelle réaction chacun des personnages va avoir après la nouvelle de l’héritage ?
[modifier | modifier le wikicode]La joie effrénée du père Roland
[modifier | modifier le wikicode]- manifestations de sa joie mises en valeur par le contraste avec le silence qui a précédé, par l’imparfait à valeur de répétition, par des mots au sens fort
- une joie révélatrice de son caractère : prétention, cupidité et insensibilité
- jugement négatif du narrateur sur son personnage
La rêverie mélancolique de Madame Roland
[modifier | modifier le wikicode]- douceur, sensibilité, rêverie mélancolique, regret de la perte d’un être cher à la fois à travers son attitude et ses paroles
Le malaise des fils
[modifier | modifier le wikicode]- Douceur et tact de Jean vis-à-vis de son père. On ne sait pas ce qu’il pense, mais le fait qu’il sorte est le signe de son malaise.
- Pierre se montre davantage curieux puisqu’il questionne son père sur Maréchal. Mais il est tout aussi mal à l’aise que son frère : « donc » et départ
- Un événement auquel chacun réagit à sa façon et qui est révélateur du caractère de chacun, mais aussi semant des indices pour la suite du roman…
La création d’horizons d’attente : quelles sont les éléments laissés par Maupassant par annoncer la suite, la fin et le passé du récit ?
[modifier | modifier le wikicode]Les signes d’une vérité cachée
[modifier | modifier le wikicode]- indices sur les véritables raisons de cet héritage
- le récit rétrospectif du père sur Maréchal nous livre des informations qui éveillent nos soupçons :
- des visites régulières, comme si cet homme n’avait pas de vie en dehors des Roland
- substitut du père pour Pierre
- son rôle le jour de la naissance de Jean, il devient le père à travers l’échange symbolique des chapeaux
- la phrase à double sens du père « j’ai contribué à la naissance de ce petit-là »
- La réaction de Mme Roland nous conforte dans nos doutes : on sent à travers le portrait qu’elle fait de lui toute l’affection qu’elle lui portait. Une relation adultère nous paraît tout à fait plausible.
La préfiguration du rôle de chacun
[modifier | modifier le wikicode]- Pierre enquêteur, besoin de reconstituer le passé, de savoir la vérité
- Jean plus passif, préféra ne rien savoir même s’il se doute de quelque chose, on voit qu’il n’est pas partisan du conflit
- Mme Roland repliée sur elle-même et passive, elle n’a rien dit jusqu’ici et elle ne dira rien, à moins qu’un élément extérieur ne l’y pousse on sens que ce sera Pierre
- M. Roland, agité mais brassant du vent, éternel ignorant, personnage comique : il ne s’étonne de rien, analyse la péripétie du chapeau avec beaucoup de naïveté. Il dit des vérités sans en avoir conscience et on n’a pas l’impression qu’il puisse changer
L’amorce d’une dégradation des liens familiaux
[modifier | modifier le wikicode]- absence de communication réelle entre les personnages, peu de véritables échanges, effet du DIL, chacun est dans sa sphère
- départ de Jean et de Pierre
Commentaire : introduction et première partie rédigée
[modifier | modifier le wikicode]Maupassant, auteur du XIXe siècle particulièrement attaché à la mer et à la Normandie, relate, dans son roman Pierre et Jean, un événement qui va bouleverser et changer pour toujours la vie d’une famille bourgeoise vivant au Havre. L’extrait que nous allons étudier se situe après le départ du notaire, car Léon Maréchal vient de décéder. Nous allons voir en quoi cette nouvelle est suffisamment étonnante pour semer le trouble dans cette famille jusque-là si paisible. Dans un premier temps, nous montrerons les réactions des différents membres de la famille Roland, en soulignant ce qu’elles nous révèlent du caractère de chacun ; puis nous étudierons comment cet événement lance l’action à travers les indices que Maupassant a semé dans ce passage et qui préfigurent la suite du roman.
Nous allons tout d’abord étudier les réactions de chacun des membres de la famille Roland à l’annonce de la mort de Léon Maréchal et de l’héritage que celui-ci a laissé intégralement à Jean.
Le premier à se manifester est M. Roland : si jusqu’ici, il a contenu quelque peu sa joie, maintenant que le notaire est sorti, il la laisse éclater au grand jour. Cette joie est d’autant plus frappante qu’elle émerge du silence et qu’elle est brutale et bruyante, comme le montrent les termes « taper », « criant » ou encore l’expression « jouait du piano sur les meubles ». Elle est également mise en valeur par les paroles euphoriques du personnage : l’apostrophe à Jean « sacré veinard » et la suite de phrases nominales et exclamatives « Quelle chance ! quelle chance ! en voilà une de chance ! », dans lesquelles on retrouve à chaque fois l’idée que cette mort et cet héritage sont le plus heureux coup du destin qu’on pouvait imaginer. Cette réaction révèle essentiellement deux traits de caractère chez le père Roland : son insensibilité et sa cupidité. En effet, à aucun moment, il ne manifeste de la tristesse ou du regret pour la perte de son vieil ami Maréchal. L’expression « ne se possédait plus d’allégresse » est à cet égard révélatrice : elle montre à quel point la joie a envahi le personnage, ne laissant place à aucun autre sentiment. Toutes les pensées de M. Roland sont en fait tournées vers cet héritage fabuleux que Jean va recevoir et dont lui-même pourra peut-être retirer quelque avantage, comme le suggère l’expression « ses deux mains ouvertes sur les deux épaules de son jeune fils » que l’on peut interpréter comme une volonté du père de s’accaparer une partie de l’argent légué. De plus, lorsque Jean annonce qu’il sort se promener, M. Roland essaie de le retenir pour, dit-il « faire des projets », « arrêter des résolutions », signe qu’il n’a pas l’intention de laisser son fils gérer tout seul cet héritage.
Contrairement à son mari, Mme Roland nous apparaît comme un personnage doux, sensible et désintéressé. Les éléments d’opposition entre les époux sont nombreux : au lieu de gesticuler, Mme Roland est immobile, « enfoncée dans une bergère », attitude propice à la rêverie ; au lieu de crier, elle « murmur[e] » ; au lieu de se projeter dans le futur, elle est plongée « en ses souvenirs » ; au lieu de se réjouir, elle souffre de la perte de Maréchal. On voit à quel point elle regrette cet homme à travers l’interjection « Ah ! » suggère un sentiment de nostalgie et le portrait élogieux qu’elle fait ensuite de lui. Ce portrait laisse en effet apparaître de multiples qualités comme le montre l’énumération d’adjectifs mélioratifs « brave », « dévoué », « fidèle », « rare », dont certains sont même renforcés par l’adverbe d’intensité « bien », utilisé de manière anaphorique. Le fait que Mme Roland ne réagisse à aucun moment face à son mari, ou même à ses fils, donne l’impression qu’elle est totalement envahie par ce passé qui a ressurgi à l’occasion de cette nouvelle qui la chagrine profondément.
Quant aux fils, ils réagissent chacun à leur manière, mais manifestent tous deux un même malaise. On ne sait pas ce que Jean pense de cet héritage car à aucun moment, il n’exprime ouvertement ses pensées. On le voit réagir face à son père demandant à être remercié d’avoir eu un ami si généreux : Jean lui fait alors comprendre que des remerciements seraient déplacés, avec douceur et tact, comme le montre l’usage de la litote, ce qui révèle un personnage hostile aux situations de conflit. Ce trait de caractère se retrouve à la fin de l’extrait lorsque Jean « prétext[e] un rendez-vous » afin de pouvoir s'éclipser. Cependant, on peut deviner le malaise du jeune homme au fait qu’il éprouve justement le besoin de s’isoler et ne se sente pas prêt pour le moment à parler de cet héritage. Pierre se montre pour sa part davantage curieux puisqu’il interroge son père sur Maréchal. Mais cette curiosité est elle aussi le signe d’un certain malaise. En effet, dans la question « Vous le connaissez donc beaucoup, autrefois, ce Maréchal ? », le mot « donc », qui a une valeur de conséquence, donne l’impression que la phrase est le résultat de longues cogitations, que le personnage est déjà tourmenté depuis un bon moment, qu’il a commencé à éprouver de la jalousie. De plus, le fait qu’il relègue le nom de Maréchal en fin de phrase et le fasse précéder du déterminant démonstratif « ce », auquel on peut accorder une valeur péjorative, laisse supposer qu’il souffre de la situation. Enfin, Pierre, comme son frère, décide de sortir prendre l’air, signe ultime du mal-être qui s’est installé en lui.
Ainsi, en nous montrant les réactions variées de ses personnages face à la nouvelle de l’héritage, Maupassant nous dévoile-t-il certains aspects de leur caractère. Mais il va plus loin : il veille aussi à semer des indices concernant la suite de l’intrigue, créant pour le lecteur des horizons d’attente.