Point de vue/Introduction
Notion de focalisation : définition, structure de la leçon
[modifier | modifier le wikicode]Le point de vue détermine la façon dont le narrateur traite les faits pour raconter l'histoire. Pour écrire un texte, l'auteur met à sa disposition différents moyens de placer son narrateur dans les faits rapportés : l'auteur peut décider de tout dire - ce qui indique qu’il est tout puissant sur son récit - ou bien de ne montrer que ce qu’il sait, comme le ferait un témoin ou un acteur de l'intrigue. Il peut encore décrire les faits de façon très détachée, en se concentrant essentiellement sur ce qu’il voit, ce qu’il entend, minimisant ainsi le rôle de sa compréhension et de son interprétation. Ce choix, qui laisse plus ou moins de liberté au lecteur, détermine la nature du point de vue (ou focalisation) choisi. On appelle donc point de vue le point à partir duquel l'action est observée et décrite.
C'est la double question « Qui voit ce qui m’est décrit ? Comment ? » qui permet d’identifier le point de vue utilisé par l'auteur. Toutefois le narrateur peut adopter une ou plusieurs positions, selon le besoin. Dans cette leçon, nous allons découvrir 3 points de vue caractéristiques :
Le POINT de VUE EXTERNE | Le POINT de VUE INTERNE | Le POINT de VUE OMNISCIENT |
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Nous allons aussi parler des changements de point de vue.
Notion associées à la focalisation
[modifier | modifier le wikicode]La position du narrateur
[modifier | modifier le wikicode]Il est important de ne pas confondre le point de vue qu'adopte un narrateur et la position de celui-ci. La position concerne uniquement le rapport qui existe entre le narrateur et le cadre, l'univers de l'histoire qu’il relate. Un narrateur peut effectivement appartenir soit au monde dans lequel le récit évolue, on parle de position interne, et il équivaut alors souvent à un personnage de l'histoire, soit lui être complètement extérieur : on parle alors de position externe.
L'exemple type du narrateur de position externe externe peut être Le Père Goriot (1834) de Balzac. De fait, l'initiative réaliste de l'auteur le pousse à choisir un narrateur détaché de l'univers qu’il décrit, pour rester relativement objectif. Dans ce cas particulier, nous sommes dans une situation simple : la narrateur n’est pas un personnage de l'histoire, il est externe, et adopte le plus souvent un point de vue externe (il ne s'implique pas directement, ne laisse pas transparaitre ses impressions). Les marques caractéristiques d'un narrateur externe sont essentiellement l'emploi de la troisième personne ("il", "elle", "ils", "elles"), et l'absence d'interactions (dialogue, évocation du narrateur par d'autres personnages, actions directes du narrateur sur le cadre) entre les personnages du récit et le narrateur. La relation qui existe entre ce narrateur et le texte correspondent ainsi généralement à la conscience qu'a un auteur sur sa propre imagination, de ses idées (qui n'existent que par et pour lui) : auteur et narrateur sont très proches dans ce cas là. On peut toutefois assister à des jeux plus ou moins subtils de mise en abîme, lorsque le récit dans sa globalité fait comprendre que le narrateur est encore le personnage d'un autre monde. Un exemple : tout d’abord, si l’on considère la nouvelle "Continuité des parcs" (Fin d’un jeu (1956)) de Julio Cortazar, on constate qu'une confusion s'installe au cours du récit, jusqu'à la chute : le narrateur voit sa figure se démultiplier, puisqu’il est d’abord le locuteur quelconque d'un récit fait au lecteur; mais qu’il est aussi identifié au sein même du récit au locuteur de la narration enchâssée; et qu'enfin, par un habile jeu de mise en abîme, comme le récit en vient à une transgression dans la réalité, le narrateur apparait aussi comme l'observateur de la scène réelle - figure quasi divine, qui échappe au lecteur. Le narrateur est donc bien externe au récit à tous les niveaux : il entretient avec lui une relation de sujet à objet.
Au contraire, dans le cas d'un narrateur dont la position est interne, celui-ci appartient pleinement à l'univers dans lequel a lieu l'histoire, au même titre que les autres protagonistes. On trouvera alors comme marque significative l'emploi de la première personne ("je", "nous", "on"), et aussi dans certains cas, des interactions entre le narrateur et d'autres personnages (sous forme de dialogue notamment), entre le narrateur et un lieu, entre le narrateur et un évènement... l'essentiel étant que le narrateur intervienne directement. Son discours est alors généralement plus personnel, mais ce n’est pas une obligation. On retrouve par exemple cette position dans les romans autobiographiques.
Comparons deux incipit :
Un narrateur externe | Un narrateur interne |
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Bien sûr, la distinction n’est pas toujours aussi aisée à faire. Si le narrateur est assimilé par exemple à une entité divine, abstraite, mais appartenant au monde décrit, on aura du mal à le différencier d'un narrateur externe. Inversement, si c’est le monde décrit qui semble trop irréel, trop abstrait, trop imaginaire, le lecteur aura plus de mal à considérer que le narrateur appartient effectivement à cet univers. Prenons l'exemple du poème Parade de Rimbaud, extrait des Illuminations (1875) :
Des drôles très solides. Plusieurs ont exploité vos mondes. Sans besoins, et peu pressés de mettre en œuvre leurs brillantes facultés et leur expérience de vos consciences. Quels hommes mûrs ! Des yeux hébétés à la façon de la nuit d’été, rouges et noirs, tricolores, d’acier piqué d’étoiles d’or ; des faciès déformés, plombés, blêmis, incendiés ; des enrouements folâtres ! La démarche cruelle des oripeaux ! — Il y a quelques jeunes, — comment regarderaient-ils Chérubin ? — pourvus de voix effrayantes et de quelques ressources dangereuses. On les envoie prendre du dos en ville, affublés d’un luxe dégoûtant.
Ô le plus violent Paradis de la grimace enragée ! Pas de comparaison avec vos Fakirs et les autres bouffonneries scéniques. Dans des costumes improvisés avec le goût du mauvais rêve ils jouent des complaintes, des tragédies de malandrins et de demi-dieux spirituels comme l’histoire ou les religions ne l’ont jamais été. Chinois, Hottentots, bohémiens, niais, hyènes, Molochs, vieilles démences, démons sinistres, ils mêlent les tours populaires, maternels, avec les poses et les tendresses bestiales. Ils interpréteraient des pièces nouvelles et des chansons « bonnes filles ». Maîtres jongleurs, ils transforment le lieu et les personnes, et usent de la comédie magnétique. Les yeux flambent, le sang chante, les os s’élargissent, les larmes et des filets rouges ruissellent. Leur raillerie ou leur terreur dure une minute, ou des mois entiers.
J’ai seul la clef de cette parade sauvage.
Bien que la scène décrite apparaisse vraiment hallucinée, le narrateur affirme : "J’ai seul la clef de cette parade sauvage", qui montre combien pour lui cet univers existe. L'ambiguïté réside ici dans l'intime association qui est faite pour le genre particulier de la poésie entre poète (auteur) et narrateur du poème, ce qui est le cas ici. Il y a par conséquent une tension entre la réalité (physique, concrète) du poète et la place qu’il fait à son imagination. Faut-il alors considérer que le narrateur est interne à sa description ? La dernière phrase indique en effet clairement une relation de compréhension, d'explication entre le narrateur et son récit. On peut cependant voir cette dernière phrase, énigmatique, comme celle que prononcerait cette fois-ci le poète, Rimbaud, en dehors même du récit, et que c’est bien plutôt le poème en tant qu'objet, et non plus simplement le contenu du poème, que le narrateur est capable d'élucider. Rimbaud pourrait s'exercer à un commentaire métatextuel. On peut y voir un excellent moyen d'expliquer ainsi la formule de "poésie objective" par laquelle Rimbaud qualifie son œuvre : au-delà de l'influence parnassienne, il faut y voir la volonté chez Rimbaud de dépasser la poésie romantique, laquelle se contente souvent de considérer la poésie comme un condensé d'impressions - subjectives, c'est-à-dire qui ne dépendent que du sujet, donc du narrateur poète - que le narrateur éprouve par rapport à la réalité. Au contraire, Rimbaud cherche à substituer une autre démarche, dans laquelle l’idée et l'imagination constituent temporairement les seuls objets : l'intériorité du narrateur n'est plus alors simplement subjective, mais constitue une réalité pleine et à part entière. On assiste finalement à un dédoublement du narrateur, à la fois totalement objectif (qui décrit cette nouvelle réalité identifiée à lui-même), mais paradoxalement totalement subjectif, et interne, puisque limité à son univers, dès l'instant où l’on quitte le poème. On retrouve finalement un processus similaire à celui employé chez Cortazar, mais que l’on peut encore rencontrer chez Nerval, dans Aurélia ou le rêve et la vie (1855).
Chez les romantiques
- Gerard de Nerval, Aurélia ou le rêve et la vie (1855), Les Filles du feu (1854) → disponible sur Wikisource : chez Nerval, le narrateur est à la recherche de son identité, entre ses rêves, ses croyances (en la métempsychose notamment) et ses délires. Son œuvre constitue donc un terrain tout à fait adapter à l'étude des rapports qu'entretien le narrateur (fictif ?) et la réalité.
- Théophile Gautier, La Morte amoureuse (1836) → disponible sur Wikisource : Gautier est un des précurseurs de la nouvelle fantastique telle qu'on la connait aujourd'hui, et dans laquelle la place du narrateur est là encore remis en question.
Le fantastique : comme dit précédemment, le questionnement sur l'identité du narrateur n'est jamais étranger au genre fantastique
- Julio Cortazar Fin d’un jeu (1956)
Chez les surréalistes et leurs précurseurs
- Arthur Rimbaud, Illuminations (1873 — 1875) : l'œuvre de Rimbaud fait une place très particulière au narrateur poète, qui se retrouve souvent transporté dans un ailleurs exubérant, et l'identification entre le poète et l'énonciateur n'y sont pas toujours simple à élucider (si tant est qu'une réponse univoque puisse être apportée).
Tout cela pour expliquer de quelle manière le narrateur peut se situer par rapport à son récit, et que cette position n'indique absolument pas en théorie une disposition particulière qu’il prendrait quant à sa focalisation (même si dans la pratique, certaines associations paressent plus logiques, plus couramment utilisées).
Lien avec la situation d'énonciation
[modifier | modifier le wikicode]La focalisation est une des composantes qui permettent de définir la situation d'énonciation, dans la mesure où elle permet d'étudier partiellement l'identité du locuteur et ses intentions, voire sa visée (dans le cas de texte polémique, argumentatif...) envers ses interlocuteurs, en l’occurrence le lecteur ou d'autres personnages (ou bien les deux), lorsqu’il s'exprime. En effet, chaque point de vue possède des effets particuliers et donne une orientation singulière à chaque énoncé, on y reviendra plus tard.