Méthodologie de la fiche d'arrêt/Juger l’Administration c’est encore administrer

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Juger l’Administration c’est encore administrer
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Chapitre no 7
Leçon : Méthodologie de la fiche d'arrêt
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Dans son traité intitulé De l’autorité judiciaire en France publié en 1827, Henrion de Pansey déclare que « juger l’Administration c’est encore administrer ». Par ces quelques mots, le baron d’Empire, Conseiller d’État et Président à la Cour de cassation, estime que le juge administratif de son temps n’est autre que l’Administration elle-même. Il s’agit de la théorie de l’Administration-juge. À ce stade, l’Administration sera définie comme l’ensemble des personnes morales et physiques qui accomplissent des activités dont le but est de répondre aux besoins d’intérêt général de la population. Quant au juge, il sera retenu que sa fonction est de trancher les litiges en application du droit. Ainsi, dans cette théorie, l’Administration est partie au procès, puisque c’est un de ses actes qui est attaqué, et en même temps juge, puisque ce dernier est membre de l’Administration, dont il dépend entièrement. Cette situation est également désignée par le terme de « justice retenue » : la justice est retenue par l’Administration qui juge l’Administration. De là apparait la raison pour laquelle juger l’Administration semble être encore une forme d’administration.

Le regard contemporain peut trouver, à juste titre, dans cette affirmation une importante contradiction . D’une part, parce que la notion de garantie des droits et d’un recours effectif est ancrée dans la représentation sociétale de la justice, où le juge est la figure caractéristique de la probité. D’autre part, parce que face à une demande recrudescente de service public de la part des citoyens, un affaiblissement de l’État de droit semble particulièrement pernicieux. Mais surtout, dans le contexte d’une problématique de rationalisation des finances publiques et de simplification du droit, une telle affirmation interroge sur la pertinence et la légitimité de la dualité juridictionnelle. Pour mieux appréhender l’affirmation de Henrion de Pansey, il convient alors de rappeler les éléments historiques nécessaires à la compréhension d’une situation où l’Administration se juge elle-même. L’interprétation qui est faite au 19e siècle de la loi des 16-24 aout 1790 et du décret du 16 fructidor an III est qu’il est fait interdiction au juge judiciaire de juger l’Administration. Une telle compétence, supprimée, se devait donc d’être réattribuée. Et qui mieux que l’Administration pour juger d’elle-même, elle qui connait toute la technicité et la difficulté des affaires administratives. C’est ainsi que se voit légitimer cette fonction juridictionnelle de l’Administration.

Seulement, cette théorie de l’Administration-juge est extrêmement critiquable. Déjà parce qu’il est possible d’y voir une vigoureuse atteinte à la séparation des pouvoirs, mais encore parce qu’elle présente un considérable problème d’impartialité : l’Administration juge ses propres intérêts. Ainsi accueillait-elle quasi systématiquement les requêtes ou les arguments en défense de l’Administration.

Devant un tel constat, une interrogation émerge : comment expliquer la soi-disant proximité et intimité entre la fonction administrative et la fonction juridictionnelle qui a pu légitimer pendant des siècles un système de justice retenue ?

Si la fonction administrative et la fonction juridictionnelle dans la résolution des litiges administratifs traduisaient une proximité évidente et réelle (I), force est de reconnaitre qu’un tel positionnement révèle une opposition et une contradiction manifeste (II).

L’apparence d’une proximité réelle entre les fonctions administrative et juridictionnelle dans la résolution des litiges administratifs[modifier | modifier le wikicode]

S’il semble évident que l’Administration soit elle-même en charge de la résolution des litiges auxquels elle est partie, c’est parce que sa compétence en la matière est la conséquence du rejet de son attribution au juge judiciaire (A), mais encore parce que la proximité fonctionnelle entre la fonction administrative et la fonction juridictionnelle serait réelle (B).

La compétence de l’Administration-juge par le rejet de la compétence du juge judiciaire[modifier | modifier le wikicode]

Pour comprendre l’attribution incidente de la compétence de l’Administration, il faut rappeler les raisons théoriques et historiques qui ont conduit à l’interdiction faite au juge judiciaire de juger l’Administration ainsi que les textes essentiels de l’époque dans lesquels elles ont trouvé leurs traductions.

L’interdiction faite au juge judiciaire de juger l’Administration trouve tout d’abord sa source dans les nombreux abus des tribunaux de l’Ancien Régime. Ces tribunaux avaient des compétences bien plus étendues que son sens contemporain laisse entendre : ils participaient pleinement à la fonction législative au travers de leur pouvoir d’enregistrement des ordonnances. Ce pouvoir d’enregistrement s’est graduellement converti en un pouvoir de vérification, de leur régularité en droit, mais surtout de leur opportunité. Par ailleurs, ces tribunaux s’étaient vus accorder un pouvoir réglementaire dans toutes les matières intéressant l’ordre public. Il n’était pas rare que les agents du Roi soient cités à la barre pour se voir dicter des instructions. De tels débordements ayant amené les parlements de l’Ancien Régime à occuper la position hybride d’ « administrateurs et législateurs »[1], laquelle serait bien                          « intolérable dans une bonne Constitution »[2], 5] il est aisé de comprendre pourquoi les constituants ont souhaité délimiter strictement le pouvoir judiciaire en le séparant du pouvoir administratif.

Ces raisons ont trouvé leurs traductions fidèles 6] dans deux textes essentiels : la loi du 16-24 aout 1790 et le décret du 16 fructidor an III. La loi du 16-24 aout 1790 affirme dans son article 13[3] deux principes d’importance majeure : le principe de séparation et le principe d’interdiction. Le premier énonce la séparation des fonctions judiciaires et des fonctions administratives, le second exempterait de tout contrôle juridictionnel l’Administration « à peine de forfaiture du juge judiciaire »3. Quant au décret du 16 fructidor an III, il défend aux tribunaux de connaître des actes d’administration, et annule toutes les procédures et jugements intervenus à cet égard.

La compétence du juge judiciaire ainsi supprimée, elle se devait d’être réattribuée. 7] La peur du juge-administrateur a ainsi entrainé la création de l’Administration-juge. Elle semblait être celle qui était le plus à même de recueillir une telle compétence en raison des proximités qu’il y avait entre ses fonctions administratives et les fonctions juridictionnelles.

La proximité des fonctions administratives et juridictionnelles[modifier | modifier le wikicode]

Le pouvoir administratif qui appartient à l’Administration ressemble considérablement à la fonction judiciaire. En effet, quand l’Administration se juge elle-même, elle contribue à l’élargissement ou au contraire à la limitation de l’action de l’Administration. Ce contrôle de l’étendue de l’action de l’Administration, c’est-à-dire de l’ « Administration active »,[4] est une forme d’administration. C’est dans ce cadre théorique que la phrase d’Henrion de Pansey prend tout sens : « juger l’administration, c’est encore administrer ».

Faut-il encore définir rigoureusement ces deux termes pour mieux cerner la proximité de leurs fonctions. La racine latine d’administrer est administrare et fait référence à l’action que mène le ministre sur Terre par délégation de la providence. La racine de ministre, minister, signifie serviteur, et plus précisément le premier serviteur. C’est ainsi qu’il faut comprendre la fonction administrative : elle est la délégation du pouvoir d’action de la source première du pouvoir à un serviteur8] , l’Administration. Quant au sens premier de juger, il faut se rapprocher de sa racine judiciare, qui elle-même se compose de jus (droit) et dico (dire) : juger, c’est dire le droit. Mais qui juge ? C’est également le premier serviteur par délégation du pouvoir providentiel. Confronté l’un à l’autre, les origines de ces deux termes amènent à une compréhension qui n’était pas nécessairement apparente : la fonction de juger est comprise dans celle d’administrer puisque tous deux désignent l’exercice d’une fonction délégué par la source première du pouvoir à une seule et même personne, ici une seule et même entité, l’Administration.[5] C’est pour cela que « rendre la justice est une opération administrative comme les autres »[6] : « pourvoir par des ordonnances à l’exécution des lois à la sûreté de l’État, au maintien de l’ordre public, c’est administrer. Statuer, par des décisions, sur les réclamations auxquelles ces ordonnances peuvent donner lieu, et sur des oppositions que des particuliers se croiraient en droit de former à leur exécution, c’est encore administrer. On administre de deux manières »[7] soutient Henrion de Pansey. Ces deux manières d’administrer sont complémentaires, et ne peuvent, de par leurs proximités fonctionnelles, être envisagées séparément : elles sont indissociables comme le souligne Portalis[8] et Serrigny[9].

Pourtant, la réunion de ces deux fonctions dans les mêmes mains a laissé apparaitre une contradiction manifeste qui n’a pas résisté à l’épreuve du temps.

La contradiction manifeste entre les fonctions administratives et juridictionnelles dans la résolution des litiges administratifs[modifier | modifier le wikicode]

Si les fonctions administratives et juridictionnelles sont manifestement contradictoires, c’est parce qu’il existe une différence fondamentale entre la fonction administrative et juridictionnelle (A) : cette opposition a conduit à une séparation tardive, mais pleinement légitime de ces deux fonctions (B).

La différence fondamentale entre la fonction administrative et juridictionnelle[modifier | modifier le wikicode]

Certes, les fonctions administratives et juridictionnelles comportent des proximités (I.B), mais elles ont 9] surtout des différences fondamentales qu’il n’est plus possible de nier ; « juger c’est juger »[10] comme l’affirme l’homme politique et avocat Vivien de Goubert.

La fonction juridictionnelle c’est celle de juger, c’est-à-dire de trancher un litige en application de la règle de droit. Les fonctions de l’administration sont l’application de la loi, la police administrative, et la gestion directe de services publics. Confrontés l’une aux autres, les similitudes sont peu apparentes et laissent place au contraire à de larges différences. Celles-ci imposent le respect d’un principe d’impartialité et d’équité, lesquels ne peuvent trouver leur application qu’en une séparation stricte de la fonction administrative et juridictionnelle. En effet, bien que l’Administration qui représente le pouvoir public ne soit pas une partie ordinaire, « est-elle moins tenue d’obéir aux lois ? »9 Les lois ont pour buts de modérer son action, « d’introduire des garanties contre ses abus, des précautions contre ses erreurs »9. De tels objectifs poursuivis sont incompatibles avec les moyens envisagés : il n’est pas possible de laisser l’administration appréciatrice de ses propres limites. Seule une autorité « étrangère et impartiale, c’est-à-dire une juridiction véritable » 9 peut accomplir une telle mission.

Mais les constituants de 1789 n’étaient pas sans connaitre de la différence fondamentale entre les fonctions juridictionnelle et administrative. Pendant trop longtemps, une inexacte interprétation de leurs intentions a prévalu, il convient de leur redonner tous leurs sens.

Les constituants de 1789 ne sont pas à l’origine de l’Administrateur-juge, ni même de l’interdiction des tribunaux de connaitre des contentieux administratifs. Bien au contraire, le constituant avait à cœur la séparation des pouvoirs, et c’est cette conception qu’il a souhaité consacrer dans l’article 13 de la loi des 16-24 aout 1789. C’est ce que temps à démontrer l’étude rigoureuse des débats précédents son adoption à l’Assemblée : l’assemblée était divisée entre les partisans de l’unité complète de juridiction et les partisans de juridiction spéciale. Il en ressort que « l’affirmation du principe de séparation des autorités administratives et judiciaires n’entrainait nullement aux yeux des constituants l’incompétence des tribunaux judiciaires pour connaitre du contentieux administratif » 5 et encore moins le rattachement du contentieux administratif à l’Administration active. Mais finalement un tel rattachement a bien eu lieu. Il est la conséquence de la peur d’un retour à une confusion des pouvoirs dont le contentieux administratif, nécessitant plus qu’une simple application syllogistique, aurait constitué le terreau10] . N’en demeure pas moins que dès 1789 les constituants avaient identifié les différences fondamentales entre les fonctions administrative et juridictionnelle. Celles-ci relevaient d’une logique de séparation des pouvoirs dont le Baron de La Brède a déjà démontré la pertinence. Il s’agissait de limiter le pouvoir judiciaire et le pouvoir exécutif, et par extension de celui-ci, le pouvoir administratif[11]. Le rapport Roederer[12] avait déjà identifié les trois fonctions de l’Administration (la délibération, l'action et la juridiction), lesquelles devaient être confiées à des organes distincts, pour un souci de bonne administration, mais aussi « pour protéger les droits des citoyens »10,5.

La séparation tardive, mais légitime entre la fonction administrative et juridictionnelle[modifier | modifier le wikicode]

Un tel constat amène tardivement, mais durablement à la fin de la justice retenue et au début de la justice déléguée. Le germe d’un tel changement apparait même dès l’an VIII avec la création de conseils chargés de trancher les litiges administratifs. L’objectif de la réforme était, selon le rapport Roederer10, de « séparer les fonctions juridictionnelles et actives »5 de l’Administration. Mais en théorie comme en pratique, les conseils n’avaient pas les caractéristiques essentielles d’une juridiction indépendante. Il faut attendre plus d’un demi-siècle pour qu’une réelle transition débute. Celle-ci est amorcée par la loi du 24 mai 1872, laquelle crée le juge administratif à côté du juge judiciaire. De manière incidence est créé le Tribunal des conflits, afin de trancher les litiges de compétences du contentieux entre ces deux juges. Elle trouve sa première application dans la décision Blanco rendue en 1873 par le Tribunal des conflits qui consacre la naissance du droit administratif comme « des règles spéciales » et celle du juge administratif auquel le contentieux est attribué. Finalement, l’arrêt Cadot rendue par le Conseil d’État en 1889, parachève cette transition en abandonnant définitivement la théorie de l’administration-juge : le Conseil d’État se reconnait une compétence générale pour connaitre de tous les recours en annulation d’une décision administrative.

Par suite, le Conseil Constitutionnel par une décision Validation d’acte administratif rendue en 1980 fait de l’indépendance des juridictions administratives un principe fondamental reconnu par les lois de la République. Ce processus de constitutionnalisation trouve sa consolidation et sa finalisation par la décision du Conseil constitutionnel de 1987 appelé Conseil de la concurrence. Celle-ci reconnait la compétence exclusive du juge administratif pour se prononcer sur l’annulation ou la réformation des décisions prises par les autorités publiques dans l’exercice des prérogatives de puissance publique. La condamnation de la France par la CEDH dans sa décision Sacilor-Lormines contre France en 2006 pour avoir permis d’être conseiller juridique d’un acte administratif et juge de son illégalité, rappelle définitivement que juger ce n’est plus administrer.

Références[modifier | modifier le wikicode]

[1] Le Chapelier, Ass. nat. 23 juill. 1790, A.P. 1re série, t. 17, p. 310.

[2] Thouret, Ass. nat. 24 mars 1790, A.P. 1er série, t. 12, p. 344

[3] Les fonctions judiciaires sont distinctes et demeurent toujours séparées des fonctions administratives. Les juges ne pourront, à peine de forfaiture, troubler de quelque manière que ce soit les opérations des corps administratifs ni citer devant eux les administrateurs pour raison de leurs fonctions.

[4] J. Chevallier, L'élaboration historique du principe de séparation de la juridiction administrative et de l'Administration active, 1970

[5] D’une certaine manière, une telle conception de l’Administration est une forme d’État-Providence en germe

[6] Du principe de séparation au principe de dualité – Jacques Chevallier – RFDA 1990. p.712

[7] De l’autorité judiciaire, Henrion de Pansey, 1827

[8] « L’administration ne cesse point d’administrer, même lorsqu’elle statue sur les matières contentieuses. La juridiction qu’elle exerce est le complément de l’action administrative » Portalis à la Chambre des pairs, 25 janvier 1834

[9] « Examiner les réclamations et les plaintes des administrés, c'est toujours faire acte d'administration et le contentieux fait partie de la puissance exécutive » Serrigny, Traité de l'organisation, de la compétence et de la procédure en matière contentieuse administrative, Ire éd. 1842, t. 1, p. 20

[10] Études administratives, Alexandre-François Vivien, 1845, p. 132 et suivantes

[11] Art. 20 de la Constitution de la Ve République

[12] 18 pluviôse an VII, A.P., 2e série, t. 1, p. 170