Recherche:Circulation et diffusion des savoirs dans le monde grec (VIIIe-Ier AEC)/Présentation de la recherche VF

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Le miracle grec[1], qu'Ernest Renan désignait comme le socle principal de la civilisation européenne, demeure aujourd'hui un repère historique fondamental. La naissance de la philosophie et de la démocratie symbolise ce passé commun dont tous les Européens se revendiquent. C'est trop souvent oublier que la Grèce s'inscrit dans une entité géographique méditerranéenne complexe, une économie-monde[2] avec ses propres structures, ses réseaux commerciaux, ses pôles, certains dans le monde grec quand d'autres centres d'importances semblables se situent au sein d'espaces culturels différents. Ainsi, se sont multipliées les cultures de contact d'un bout à l'autre de la Méditerranée. Les dieux et héros de la mythologie grecque interviennent dans l'ensemble de ce cadre géographique. L'Odyssée, les Danaïdes, le voyage de Ménélas, les Argonautes, autant de mythes qui inscrivent le monde grec dans cet espace plus large et dont les interactions entre les groupes humains peuvent être amicales comme conflictuelles. Ces rencontres communicationnelles entre des acteurs appartenant à des univers linguistiques et culturels différents produisent des effets spontanés d'interculturalités autrement dit, des processus psychiques, relationnels et institutionnels enclenchés par des interactions de cultures dans un rapport d'échanges réciproques.

Cette nouvelle ère a progressivement débuté autour du IXe siècle lorsqu'un peuple s'est lancé sur les routes de la Méditerranée se faisant le passeur des savoirs: les Phéniciens. Il peut être utile de rappeler ce que les Phéniciens ont apporté à la Grèce renaissante du IXe siècle : alphabet, techniques de navigation, pratiques sociales avec l'orientalisme. A la fin des siècles obscurs en Grèce et de la Troisième époque intermédiaire égyptienne, les Phéniciens implantent des comptoirs le long des côtes de la Méditerranée, du Proche-Orient aux colonnes d'Héraclès, participant à ce renouveau des échanges et définissant des réseaux et des routes qui impacteront durablement le monde grec. Dans le premier livre de L'Enquête, Hérodote essaie de trouver une origine à la rivalité opposant Grecs et Orientaux dont les Perses et les Phéniciens. « Arrivés sur ce territoire, les Phéniciens cherchèrent à placer leur marchandise […] Io et quelques autres furent prises et les Phéniciens les jetèrent dans leur vaisseau qui fit voile vers l’Égypte »[3]. Ce premier épisode est suivi du rapt d'Europe, fille du roi de Tyr, de Médée, fille du roi de Colchide, et d'Hélène, reine de Sparte. Ces rapports mêlant commerce et piraterie ont structuré les relations entre le monde grec et perse jusqu’aux guerres médiques.

En effet, malgré les siècles obscurs, le IXe siècle voit apparaître une imbrication plus forte des réseaux externes avec ceux qui n'ont jamais disparu, entre les cités naissantes. La Grèce des aèdes, celle d'Homère et d'Hésiode, est une Grèce où les savoirs circulent au gré des concours et des représentations. David Bouvier[4] a démontré qu'au VIIIe siècle l'agôn entre les aèdes est à l'origine d'un système extrêmement dynamique dans lequel les cosmogonies se constituent les unes par rapport aux autres tout en réactualisant les anciennes versions. Ces circuits internes se structurent autour des fêtes religieuses panhelléniques5, donnant une impulsion supplémentaire à ces échanges de connaissances. Mais alors que l'oralité du savoir provoquait l'effacement de chaque état précédant, la réapparition de l'écriture rend désormais possible la conservation et par conséquent la comparaison entre des versions et des théories différentes. L'écriture permet également une première forme de personnalisation du savoir avec les penseurs ioniens. C'est dans ce mouvement qui touche l'ensemble de la Méditerranée que débute le mouvement colonial grec. Les connaissances et les savoirs du temps convergent vers les grands centres religieux. Les expériences de voyage permettent une meilleure connaissance de l’espace méditerranéen. C’est ainsi que l’Athénien Théoklès, ayant repéré les côtes de Sicile, y retourna avec des colons chalcidiens pour y fonder la cité de Naxos[5]. Le sanctuaire de Delphes devient ce lieu de concentration des savoirs géographiques permettant aux prêtres de « piloter » les expéditions coloniales grecques.

« On rapporte qu’Archias se rendit à Delphes en même temps que Myscellos et que le dieu leur demanda quand ils consultèrent l’oracle, ce qu’ils préféraient de la richesse ou de la santé. Archias ayant choisi la richesse et Myscellos la santé, il assigna Syracuse au premier et Crotone au second »[6]

Le sanctuaire d’Apollon Pythien à Delphes concentre les connaissances géographiques ramenées par les voyageurs grecs qui séjournent à Delphes pour consulter l’oracle. Centre du monde pour les Grecs, matérialisé par l’omphalos, le sanctuaire est un lieu incontournable vers où tout converge. A l’issue de ce mouvement colonial, les zones de contact interculturelles se multiplient et la circulation des connaissances et des savoirs s'accélère. A la fin du VIe siècle, la politique culturelle de Pisistrate puis la prédominance politique de la cité après les guerres médiques font d'Athènes un pôle centralisateur accueillant scientifiques, orateurs et philosophes. Dans son dialogue concernant Protagoras d’Abdère, Platon rapporte l’émoi provoqué par l’arrivée du célèbre sophiste à Athènes. Les sophistes, « ces maîtres du savoir », trouvèrent dans l’Athènes de Périclès, un lieu réceptif à leurs enseignements. Les sophistes ont un avis sur tout, l’astronomie, la législation, l’éducation, les progrès techniques, la physiologie et la religion. Socrate désignait Protagoras comme « le plus sage de tous les hommes de ce temps »[7]. La rhétorique devient le nouvel outil d’échanges des savoirs. L’art oratoire est le vecteur grâce auquel les problèmes scientifiques ou sociaux sont traités et diffusés. Admirés de tous, Ccs hommes de savoir se mettent au service des cités ou des royaumes. Protagoras d’Abdère, choisi par Périclès dont il était un confident, aurait rédigé la législation de Thourioi en Italie du Sud. Au IVe siècle, c’est Aristote que Philippe choisit pour devenir le précepteur de son fils Alexandre.

L’expédition d’Alexandre le Grand en Orient (334-323 AEC) provoque une redéfinition globale des zones de contacts existantes. L'espace culturel qui naît des conquêtes du Macédonien a laissé des traces dans le métissage des cultures et des peuples. Les nombreux royaumes, créés par les expéditions du roi Alexandre, sont le résultat de rencontres interculturelles multiples et d'échanges structurant le monde hellénistique. Les politiques culturelles lagides, attalides, séleucides, antigonides ont mené à la fondation de bibliothèques et d'écoles dans l'ensemble du monde grec attirant philosophes et scientifiques compilant les savoirs ou en produisant de nouveaux. Étudier l'impact de ces réseaux d'intellectuels dans la société grecque semble complexe. Pourtant, plusieurs études concernant certains domaines de recherche permettent d'interroger cette circulation des savoirs à l'époque hellénistique.

Dès la fin du IIIe siècle, un nouveau centre émerge en Occident avec le début de l’expansion romaine en Italie et la prise de Tarente en 272 AEC. Ce sont les patriciens de Rome qui choisissent de s’entourer de précepteurs grecs comme Polybe qui entra au service des Scipions. Livius Andronicus, otage tarentin arrivé enfant à Rome, aurait entrepris le premier travail de traduction de l’Odyssée en latin. L’ambassade athénienne, menée par le philosophe Carnéade en 156, provoqua un engouement immédiat chez les Romains « qui voyaient avec plaisir leurs enfants s’intéresser à la culture grecque et fréquenter des hommes qui suscitaient une telle admiration »[8]. Plutarque rapporte que le sénateur Caius Acilius, auteur d’une "Histoire rédigée" en grec, aurait alors demandé la permission au Sénat de traduire les discours de Carnéade. L’époque hellénistique voit en effet les entreprises de traduction se développer. La plus célèbre d’entre elles concerne la traduction de la Bible hébraïque en langue grecque, la Septante, projet initié par Démétrios de Phalère, premier directeur de la grande bibliothèque d’Alexandrie avec le soutien de Ptolémée II Philadelphe.

Au Ier siècle, les œuvres de Strabon et de Diodore de Sicile, réalisées dans un objectif pédagogique, montrent une nouvelle évolution dans le partage des connaissances. Ces pratiques qui ont sensiblement évoluées entre le VIe et le Ier siècle sont la source d'un savoir antique dont une infime partie a résisté aux affres du temps.

En 2016, l'expression la plus claire des phénomènes d'interculturalités se trouve dans l'espace numérique, vaste réseau mettant en relation l'ensemble de l'humanité. Les informations circulent à priori sans entrave. Les savoirs s'harmonisent et s'échangent plus rapidement tout en étant parfois responsables de l'affaiblissement des cultures minoritaires.

Wikipédia, l'encyclopédie en ligne fondée en 2001 par Jimmy Wales, est devenue cette nouvelle Alexandrie virtuelle permettant à chaque utilisateur muni d'une connexion internet d’accéder à une somme considérable de connaissances rassemblées et catégorisées dans les projets Wikimédia. La circulation des connaissances a pris un virage définitif en donnant accès gratuitement à un savoir presque illimité et dont chaque humain en est le détenteur. Constitué par la galaxie des projets Wikimédia, ce nouveau pôle virtuel concentre les connaissances mais semble toujours rejeté par une partie des réseaux scientifiques en raison d'intérêts juridiques, économiques et politiques. Pour autant, le mouvement Wikimédia, en collectant et catégorisant les connaissances de l'humanité, se pose comme le nouveau sanctuaire du savoir dont les millions de consultations par jour renforcent sa légitimité année après année.

Références[modifier | modifier le wikicode]

  1. "Or, voici qu'à côté du miracle juif venait se placer pour moi le miracle grec, une chose qui n'a existé qu'une fois, qui ne s'était jamais vue, qui ne se reverra plus, mais dont l'effet durera éternellement" Ernest Renan, "Prière sur l'Acropole", Souvenirs d'enfances, 1883.
  2. « Morceau de la planète économiquement autonome, capable pour l'essentiel de se suffire à lui-même et auquel ses liaisons et échanges intérieurs confère une certaine unité organique » Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II, Armand Colin, 1949, Paris
  3. Hérodote, l'Enquête, Livre I, 1
  4. David Bouvier, « Poètes et savants : une fausse opposition ? Traditions poétiques et identités intellectuelles entre Homère et les présocratiques », La sagesse présocratique, communication des savoirs en Grèce archaïque : des lieux et des hommes, Armand Colin, 2013, p 21-35
  5. Strabon, VI, 2,2
  6. Strabon, VI, 4
  7. Platon, Protagoras, I, 309c-310a
  8. Plutarque, Vie de Caton l’Ancien, XXII, 4