Introduction à l'anthropologie/Note d'introduction aux sciences humaines et sociales
Les sciences humaines et sociales connaissent deux problèmes épistémologiques majeurs. D'un côté, toute expérience humaine ou sociale est unique et difficilement reproductible. De l'autre, l'étude des activités humaines et sociales doit tenir compte de l'évolution des environnements et des systèmes d'interactions complexes et demande donc une approche dite systémique.
Pour cette raison, Jean-Claude Passeron qualifie les sciences humaines et sociales de sciences historiques[1], afin de les démarquer des sciences dures et du concept de réfutabilité introduit par Karl Popper[2]. Car pour ce dernier, la scientificité d'une théorie se détermine par les moyens mis à disposition pour l'expérimenter à nouveau en vue de la réfuter. Or, en sciences humaines et sociales, et à l'exception de certaines observations bien spécifiques, comme la lecture de texte, ou l'examen de documents d'archives[3], on ne peut jamais reproduire à l'identique l'observation d'un phénomène social.
L'analyse de ce que Émile Durkheim appelait un « fait social »[4], est effectivement toujours influencé par le contexte historique et culturel dans lequel se trouve l'observateur. Deux personnes qui assistent à une expérience identique, mais à un instant, un contexte culturel et dans un état d'esprit différent, ne percevront pas les choses de la même manière. Raison pour laquelle la biologiste et philosophe Donna Haraway parle de savoir situé[5], lorsqu'elle aborde le sujet de l'objectivité en science.
Vient ensuite la nécessité d'isoler les phénomènes sociaux et culturels les uns des autres, afin de réduire la quantité d'informations à traiter lors de leurs analyses. Le cerveau humain ne dispose en effet que d'une mémoire de travail très limitée en comparaison aux mémoires vives des ordinateurs. La mémoire à court terme d'un être humain décroît de façon exponentielle avec le temps[6] et semble incapable de traiter plus d'une dizaine d'informations de manière consciente[7] et simultanée[8], alors que les ordinateurs en traitent des milliards.
Heureusement, une mémoire opérationnelle nous permet de mettre en relation notre mémoire à court terme avec notre mémoire à long terme, qui chez l'homme est considérable, mais sans pour autant être infaillible[6]. Dans le cadre de certaines pratiques assidues, il serait alors possible de construire ce que certains appellent une mémoire de travail à long terme. Bien que celle-ci n'ait rien de comparable à ce qui est instantanément traité par de systèmes informatiques pour établir des prévisions météorologiques à l'échelle mondiale.
Pour penser la complexité du réel, l'humain utilise différents outils méthodologiques et conceptuels pour simplifier les choses. Parmi ceux-ci, se trouvent par exemple la catégorisation, la classification, la typologie, l'idéal-type, l'analogie, la métaphore, l'échantillonnage, l'analyse statistiques et les calculs de probabilité. Cependant, tous ces outils produisent une représentation limitée et déformée du réel et nuisent de la sorte à la production de théories inébranlables[9].
D'ailleurs, les rares lois existantes en sciences humaines et sociales, ne sont en réalité que des adages emprunts d'abus de langage tirés de théories qui n'ont rien d'universel en soi, mais qui ont bénéficié d'une forte adhésion dans des contextes idéologiques particuliers. La loi d'airain de l'oligarchie par exemple, selon laquelle toute organisation sociale tend vers une oligarchie, n'a effectivement rien d'un principe universel. Elle ne s'observe, ni chez les Alcooliques Anonymes, ni dans de nombreuses peuplades de chasseurs-cueilleurs, ni même dans les projets Wikimédia tels que Wikipédia ou Wiktionnaire ou Wikiversité.
Comme autre souci majeur, il y a ensuite l'usage de nombreux concepts ambivalents. Alors que certaines sciences s'articulent par l'usage de chiffres, de vecteurs, de quantités de matière, en les mettant en application sur des matériaux concrets et bien tangibles, les sciences humaines et sociales, pour leurs parts, utilisent des concepts impalpables et souvent polysémiques. Le mot « travail », par exemple, peut être utilisé en substitution de termes plus précis tels que : emploi, activité, étude, pratique, etc.
L'usage du mot « pouvoir » en tant que substantif est un autre exemple de confusion sémantique. Les philosophes y voient une capacité au sens large, alors que les sociologues définissent le mot pouvoir comme une faculté d'imposer sa volonté, et les politologues, une assemblée investie d'un pouvoir sociologique. De plus, l'idée de pouvoir est fréquemment confondue avec celle d'autorité, bien que la politologue et philosophe Hannah Arendt y établit une distinction claire. Pour elle en effet, et contrairement au pouvoir, l'autorité ne nécessite pas de coercition, ni de persuasion, mais repose sur une reconnaissance inconditionnelle envers la personne ou l'entité qui commande[10].
Cette note d'introduction permet donc de comprendre pourquoi les sciences humaines et sociales ne peuvent répondre aux mêmes attentes épistémologiques que les sciences dures. Elle attire ensuite l'attention sur le fait qu'il faut toujours, pour bien se faire comprendre dans ce type de sciences, définir les termes et concepts que l'on emploie, tout en les situant par rapport aux différentes disciplines qui les utilisent.
Mots-clefs
[modifier | modifier le wikicode]Épistémologie - Systémique - historicité - connaissance située - mémoire de travail - techniques de simplification - abus de langage - polysémie - pouvoir & autorité - définir les concepts et les situés dans les disciplines.
Références
[modifier | modifier le wikicode]- ↑ Jean-Claude Passeron, Le raisonnement sociologique: un espace non poppérien de l'argumentaton, Albin Michel, 2006 (ISBN 978-2-226-15889-5)
- ↑ Karl R Popper, Conjectures and refutations the growth of scientific knowledge., Routledge & Kegan Paul, 1963 (OCLC 1070438148)
- ↑ Lionel Scheepmans, « Imagine un monde : quand le mouvement Wikimédia nous aide à penser de manière prospective la société globale et numérique de demain », Dial, UCL - Université Catholique de Louvain, 2022, p. 332 [texte intégral] Voir spécifiquement la section intitulée « Une écriture authentifiable au service d'une lecture immersive ».
- ↑ Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, F. Alcan, 1895 [lire en ligne], p. 181
- ↑ Donna Haraway, « Situated Knowledges: The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective », Feminist Studies, vol. 14, no 3, 1988, p. 575–599 (ISSN 0046-3663) [lien DOI]
- ↑ 6,0 et 6,1 Nadia Auriat, Les défaillances de la mémoire humaine: aspects cognitifs des enquêtes rétrospectives, INED, 1996 (ISBN 978-2-7332-0136-7) [lire en ligne]
- ↑ De manière inconsciente, ce sont des millions d'informations en provenance de nos perceptions internes et externes qui sont traitées chaque seconde.
- ↑ (en) Jordana Cepelewicz, « Overtaxed Working Memory Knocks the Brain Out of Sync », sur Quanta Magazine, (consulté le 7 février 2025)
- ↑ Encyclopædia Universalis, « LOI SOCIOLOGIQUE », sur Encyclopædia Universalis, (consulté le 8 février 2025)
- ↑ Yves Sintomer, « Pouvoir et autorité chez Hannah Arendt », L'Homme et la société, vol. 113, no 3, 1994, p. 117–131 [texte intégral lien DOI]
Questionnaire
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