Anthropologie des jeux vidéo/L'avatar comme incorporation numérique dans les jeux vidéos
Introduction
[modifier | modifier le wikicode]Contrairement aux jeux traditionnels dans lesquels les joueurs manipulent des pions qui témoignent de leur avancement, certains jeux vidéos permettent aux joueurs de communiquer par le biais de signes textuels, graphiques ou sonores. Ces ensembles d'informations sont à la base des personnages numériques que l'on désigne par le terme d'avatar. De la simple photo qui accompagne l'utilisation des logiciels de messagerie au personnage ultrasophistiqué de World of Warcraft, l'avatar est donc un objet numérique investi d'une signification identitaire.
Initialement, l'avatar est un terme d'origine sanskrite qui désigne les différentes incarnations du dieu hindou Vishnou (littéralement "ceux qui descendent du ciel")[1]. C'est en 1985 que le terme apparait en contexte numérique à travers le jeu Ultima IV: Quest of the Avatar de Richard Garriott. Il s'agit en quelques sortes de « l'alter ego du cyberjoueur, un autre lui-même »[2]. Le roman de Neal Stephenson intitulé Le Samouraï virtuel (1992) dans lequel les avatars sont des êtres contrôlés par un sujet humain contrairement aux daemons qui quant à eux sont des agents informatiques contrôlés par l'ordinateur est généralement cité en référence aux avatars numériques.
L'usage du terme se popularise et se répand ensuite grâce au MMOG Habitat dès 1995[3]. Dans les premiers MUD, l'avatar figurait uniquement par du texte qui rassemblait des informations relatives au joueur qui en était à l'origine[4]. Mais avec le développement de l'informatique multimédia, l'avatar va prendre une forme graphique de plus en plus complexe qui permet l'affinage de nombreuses expressions identitaires.
C'est ainsi que loin des années 1990 où il incarnait principalement la liberté de se présenter dans l'anonymat, l'avatar s'associe aujourd'hui à une véritable identité numérique. En ce sens, la signification de l'avatar a changé puisqu'il n'est plus seulement associé à une description textuelle ou à un personnage qui est manipulé par le joueur. En effet, on observe une tendance à voir s'effacer les limites qui séparent l'identité du joueur de celle de son avatar. Ce procédé de substitution totale ou partielle peut être vu comme le prolongement des masques et des marionnettes assistés par le développement des nouvelles technologies[5].
Avant de décrire les processus par lesquels les joueurs s'incorporent aux avatars ainsi que l'influence réciproque qui s'exerce entre eux, il convient de passer en revue les différentes conceptions de l'avatar puisque toutes ne sont pas concernées par les significations identitaires évoquées plus haut. En effet, seul un type d'avatar se prête à une telle analyse: l'avatar-masque[3].
Des conceptions diverses de l'avatar
[modifier | modifier le wikicode]Fanny Georges qui a beaucoup travaillé sur la question des avatars dans le domaine des jeux vidéos est à l'origine d'une terminologie intéressante qui en distingue trois types: l'avatar-marionnette, l'avatar-mouvement et l'avatar-masque[3].
L'avatar-marionnette est un avatar prédéfini que l'on retrouve dans des jeux d'aventure comme Silent Hill ou The Last of Us, mais également dans des jeux de plateformes comme Super Mario ou des jeux de combat comme Tekken. Ce type d'avatar évolue très peu, que ce soit au niveau de son apparence ou de ses caractéristiques, et c'est donc plutôt dans sa manipulation que réside l'attachement affectif du joueur (d'où son nom d'avatar-marionnette). Cet attachement affectif prend la forme d'une identification empathique qui s'exprime de manière relativement différente selon les types de jeux.
Dans les jeux de plateformes par exemple, cette identification empathique s'opère principalement via l'acquisition de réflexes de manipulation efficaces qui permettent de sauvegarder la vie ou de remplir les objectifs de l'avatar (c'est en apprenant à éviter les obstacles ou à rebondir efficacement qu'on peut progresser dans le jeu). Dans les jeux d'aventure, l'identification empathique se marque davantage puisqu'elle nécessite parfois que le joueur s'immisce dans la psychologie de l'avatar en menant à bien un interrogatoire ou en choisissant la bonne option.
Ce type d'avatar ne permet cependant pas au joueur d'y injecter une signification identitaire si bien qu'il convient d'utiliser le terme de personnage joueur (ou personnage jouable) pour désigner de telles marionnettes numériques.
L'avatar-mouvement désigne une forme très particulière d'avatar puisqu'elle concerne ceux qui ne sont pas représentés visuellement par un être permanent, mais par des traces actuelles d'interactions. Autrement dit, cela concerne des avatars invisibles. C'est le cas par exemple dans Just Dance au sujet duquel Fanny Georges écrit la chose suivante :
L'absence de manifestation permanente du joueur n'empêche pas la permanence du schéma spatial des commandes, suggérant un avatar invisible (Georges, 2012, p. 36).
Ce type d'avatar se retrouve dans les casual games (comme les versions numériques du Solitaire), les jeux de réalité virtuelle ou augmentée ainsi que les jeux à interface tactile (comme Angry Birds ou Candy Crush). Il ne permet aucune signification identitaire de la part du joueur si ce n'est via le compte qu'il utilise pour jouer (mais on en revient alors plutôt à un avatar textuel qui se situe en dehors du jeu).
L'avatar-masque se caractérise quant à lui par un haut degré de personnalisation qui tranche nettement avec l'avatar-marionnette et l'avatar-mouvement. C'est le cas des avatars présents dans un jeu comme Second Life dont le paramétrage est soumis à très peu de contraintes. Les joueurs peuvent ainsi créer des personnages qui d'un point de vue tant physique que comportemental peuvent leur ressembler ou non. Des recherches ont néanmoins montré que la majorité des joueurs créaient des avatars qui leur ressemblaient[6] tandis que les adolescents avaient tendance à créer plusieurs avatars et changeaient souvent leur apparence pour identifier les éléments à mettre en avant afin de susciter la sympathie[7]. Quoi qu'il en soit, on voit qu'avec ce genre d'avatar, les joueurs peuvent réaliser leurs désirs (tatouages, fantasmes sexuels, rêves de consommation, etc.).
Si le choix de l'avatar et sa personnalisation dépendent principalement du projet du joueur, il ne faut cependant pas oublier que le type et les règles de jeu l'influencent. Ainsi, tel joueur choisira d'incarner un personnage guerrier dans un RPG qui se joue en solitaire, tandis qu'un autre fera le choix d'incarner un personnage soigneur pour assister d'autres joueurs dans un mode coopératif. Par ailleurs, les vêtements, armures et accessoires peuvent constituer un indice de réputation dans certains MMORPG. Puisque c'est par leur tenue d'apparat que les joueurs les plus puissants sont identifiés, leurs choix ne se résument pas à une dimension esthétique ou identitaire.
C'est ainsi que l'avatar-masque porte les traces du projet du joueur, mais également de son expérience, tout en étant soumis à un ensemble de règles qui déterminent son évolution. De manière générale, on peut dire que l'avatar-masque est mis au service d'une quête de connaissance de soi et des autres par l'intermédiaire des mécanismes de présentation de soi. Il est au cœur des significations identitaires qui peuvent s'opérer entre les joueurs et leurs avatars.
Certains comme Laurent Di Filippo suggèrent d'éviter le terme d'avatar dans le cadre du jeu vidéo et de se cantonner à l'expression de personnage joueur afin d'éviter tout abus de langage par recyclage d'un terme initialement religieux[8]. Ce point de vue est discutable, car comme le signalait Lionel Scheepmans dans la page de discussion associée à ce chapitre : « si le joueur ne peut être apparenté à un dieu qui incarne un personnage, il peut pour le moins être reconnu comme l'esprit qui l'habite ».
Virtualisation et incorporation
[modifier | modifier le wikicode]Le cas des MMORPG est emblématique des phénomènes d'incorporation de l'avatar qui passent par ce que Séverine Lagneaux et Olivier Servais appellent une virtualisation des corps[9]. Pour cela, il faut comprendre les relations qu'entretiennent le corps biologique du joueur et son corps virtuel qui par ailleurs est régulé par des contraintes spécifiques au logiciel dans lequel il est mis en scène.
Dans ses travaux pionniers, Edward Castronova défend l'idée que les joueurs s'identifient émotionnellement à leur avatar en les considérant comme leur corps virtuel et donc comme une extension d'eux-mêmes dans l'espace numérique[10].
Bonnie Nardi poursuit cette idée en déclarant que le jeu vidéo est à rapprocher d'une expérience esthétique au sens étymologique du terme, c'est-à-dire « qui a la faculté de sentir ». En effet, le jeu vidéo apparaît comme un nouveau medium pour l'expérience corporelle puisque le corps virtuel rendu possible par l'avatar permet au joueur d'éprouver des sensations au sein même de son corps biologique[11].
Cela rejoint l'ouvrage de référence de T. L. Taylor dans lequel elle évoque le phénomène d'incorporation en ligne (online embodiment)[12] qui plonge totalement le joueur dans l'espace numérique par le biais de son avatar :
Les avatars sont cruciaux pour produire un sentiment de présence, de "worldness". Tout comme les êtres corporels font partie intégrante de nos vies personnelles et sociales, les avatars sont au cœur de notre expérience dans les environnements numériques (Taylor, 2006 cité dans Lagneaux & Servais, 2014, pp. 84-85).
Pour Taylor, cette expérience virtuelle relève en réalité d'une expérience totale puisque celle-ci englobe des dimensions à la fois sensitives, identificatoires et sociales. En effet, par le rapport identificatoire qu'il rend possible, l'avatar immerge le joueur dans un environnement numérique via un corps virtuel sentient et via un personnage numérique doué de qualités relationnelles et sociales qu'il va pouvoir mettre à profit pour communiquer et intégrer différents groupes.
Ce rapport entre corps virtuel et corps biologique peut toutefois varier selon les joueurs. Certains préfèrent dès lors parler d'implication du joueur (involvement) plutôt que d'incorporation[13]. Cette variation est néanmoins subtile et le rapport homologique entre joueurs et avatars reste la norme[14].
Lagneaux et Servais observent que les corps incarnés dans l'univers de World of Warcraft (WoW) sont « beaux » au sens où ils respectent les critères de beauté dominants dans les pays du Nord[9]. Il s'agit en effet de corps forts, proportionnés, stylisés, etc. Mais cette épure du corps virtuel qui masque les caractéristiques réelles des corps biologiques marqués par l'âge et la dureté du monde ne représente qu'une toute petite partie du corps virtuel qui contient en réalité d'autres couches beaucoup plus remarquées.
À cette première couche purement esthétique du corps virtuel s'ajoute par exemple le niveau d'expérience de l'avatar qui varie de 1 à 90 selon le temps qui y a été investi. C'est la première chose que les joueurs bien rôdés à l'interface de WoW perçoivent lorsqu'ils rencontrent un autre avatar que le leur. Ce niveau d'expérience est d'ailleurs tellement important qu'en deçà de 90 il n'octroie que très peu de reconnaissance sociale dans l'espace numérique. Comme le disent si bien les deux anthropologues :
Cela signifie pour faire simple que les niveaux 1 à 89 de votre premier personnage sont en quelque sorte son enfance. Au niveau 90 vous atteignez votre majorité dans le jeu, vous devenez un joueur autonome (Lagneaux & Servais, 2014, p. 86).
Une fois ce niveau acquis, ce sont les vêtements et les équipements qui confèrent une plus ou moins grande respectabilité sociale numérique à l'avatar puisque certains accessoires ne sont accessibles qu'après de nombreuses heures de jeu. Viennent ensuite le nom et le niveau de la guilde auquel il appartient, le titre qui apparait dans son pseudonyme, son classement en PVP (player versus player) ou son DPS (damage per second), c'est-à-dire les dommages par seconde que le corps-avatar est capable de faire. Ces deux derniers éléments sont d'ailleurs repris sur certains sites internet qui affichent de nombreuses autres statistiques relatives aux différents joueurs : hauts-faits réalisés, nombre de bots vaincus, quêtes accomplies, nombre d'animaux de compagnie, etc.
Ainsi, plus un avatar dispose d'expériences, de compétences et d'objets, plus il est respecté dans l'espace numérique. Cette logique peut mener à un surinvestissement temporel pour accéder à la reconnaissance des pairs numériques. Puisque le but du jeu dans WoW consiste à « upper », c'est-à-dire à augmenter de niveau, il est en effet nécessaire de passer de nombreuses heures devant son ordinateur. Cet investissement intense du corps virtuel implique également l'investissement du corps biologique qui doit suivre les consignes et le rythme du jeu ainsi que les évaluations des pairs qui peuvent juger que tel corps virtuel n'est pas assez performant que pour avoir sa place dans telle ou telle guilde :
Vous avez donc besoin de deux corps efficaces pour entrer dans la guilde : votre corps physique qui vous permet d'optimiser les performances de votre avatar par une maitrise technique (clavier, coordination, voix, etc.) et votre corps virtuel qui doit être tout le temps mis à niveau pour rester efficace (Lagneaux & Servais, 2014, p. 93).
À noter que la visibilité du corps virtuel peut disparaître pour laisser place à un nombre impressionnant de data, comme en témoignent les écrans saturés de données statistiques qui s'affichent chez certains joueurs tandis qu'ils mènent différentes attaques dans le jeu.
Pour conclure, on peut dire que dans WoW : « l'incorporation est une acquisition de capacité et de spatialités que le joueur fait siennes grâce à son expérimentation »[9]. Celle-ci passe en réalité par un processus de virtualisation qui, selon le degré d'identification entre le joueur et son avatar, se déroule en trois temps. Le premier temps est celui d'une dématérialisation, mais sans identification. Il s'agit en quelque sorte du niveau zéro de la virtualisation : le corps virtuel est une simple prothèse numérique. Le second temps est celui de l'identification. On parle alors d'avatarisation puisque dans ce cas l'avatar constitue le véritable alter ego du joueur par le biais d'un dédoublement identitaire. Le troisième temps enfin, apparait quand la virtualisation atteint son paroxysme avec l'apparition du corps-avatar. Un phénomène typique des No Life, qui se produit lorsque l'avatar constitue l'identité de référence du joueur. Le corps virtuel prend alors le pas sur le corps réel en inversant les référentiels et l'ordre du réel.
Joueurs et avatars: une influence réciproque
[modifier | modifier le wikicode]Le concept d'avatar est généralement associé à une asymétrie qui se produit entre deux espaces : l'espace de transmission qui est le lieu à partir duquel un sujet prend possession d'un avatar pour le manipuler à distance, et l'espace de réception qui quant à lui désigne le lieu où se situe l'avatar. L'espace de transmission serait ainsi au sommet de la hiérarchie puisqu'il aurait la capacité de contrôler l'entièreté de l'espace de réception, alors que la réciprocité ne l'est pas.
Pour Jacques Ghoul Samson[15], cette asymétrie apparaît autant dans la conception hindoue de l'avatar, que dans la littérature ou le cinéma. Avec dans le premier cas, un être contrôlé par une entité divine indoue afin d'interagir dans le monde des mortels, et le deuxième l'exemple du roman : Le Samouraï virtuel de Stephenson ou de la saga Avatar de James Cameron.
Selon cette conception, l'avatar serait donc une espèce de réceptacle passif ou de vaisseau permettant de se mouvoir au sein d'un espace particulier y compris numérique[11]. Bien qu'intelligible, cette idée est néanmoins trop réductrice. En effet, les avatars ont la capacité d'influencer les interactions entre les différents joueurs qui les manipulent, et par conséquent de modifier la façon dont ces individus joueurs se perçoivent, communiquent et s'impliquent dans le jeu[16]. Il convient donc d'analyser la manière par laquelle les avatars sont capables de générer leur propre cadre de référence.
Le cas des MMORPG est intéressant puisque, comme vu précédemment, ces jeux permettent aux utilisateurs de personnaliser leur avatar, soit au niveau de leur apparence physique, soit encore, par un bref texte de présentation qui implique une certaine mise en récit.
À ce sujet, les travaux d'Edward Castronova sont particulièrement éclairants. Cet auteur fut en effet l'un des premiers chercheurs à proposer une approche économique des espaces numériques, ou espaces de réception, et montra comment ces derniers produisaient leurs propres systèmes. Des systèmes que l'on peut étudier indépendamment de leurs contreparties physiques que constituent les espaces de transmission[17]. C'est le cas par exemple des jeux vidéos dans lesquels les biens et les services s'achètent avec une monnaie numérique.
Pour Ghoul Samson, cette dimension peut également s'appliquer au domaine de la communication et des interactions puisque les avatars sont capables d'engendrer des rituels, ou autrement dit, une sacralisation dont le rôle est de produire certains groupes sociaux relativement pérennes tel que l'énonce l'interactionnisme symbolique d'Erving Goffman.
Cela s'observe dans un jeu comme World of Warcraft où chaque joueur crée un avatar qui évolue dans un univers numérique remplis d'interactions parmi lesquelles certaines ont lieu au sein de guildes, groupes affinitaires dans lesquels les joueurs, via leurs avatars, échangent des idées et des ressources en vue de constituer des sous-groupes, parfois appelé « donjons » ou « raids » , dont le but est de créer une force suffisante pour venir à bout de certaines créatures trop puissantes que pour être affrontées par un seul avatar.
Les travaux ethnographiques de Ghoul Samson ont montré que la biographie des avatars se façonnait au gré des expériences vécues dans les guildes. Ces guildes qui rassemblent un nombre important d'avatars autour d'un projet commun assistent donc aussi les avatars dans la construction et la structure de leur mise en récit. Cette dimension est par ailleurs telle qu'elle peut engendrer certaines formes d'obligation morale et sociale dans le chef des joueurs qui se doivent de respecter leur engagement dans la guilde.
Cela apparaît clairement lors des « raids » qui sont cruciaux pour la progression des avatars et qui sont généralement programmés en soirée pour une durée de plusieurs heures. Ces observations ethnographiques montrent que les joueurs, via leur avatar, témoignent d'un certain niveau de dévotion vis-à-vis de la guilde à laquelle ils appartiennent. Une dévotion qui peut parfois se faire au détriment des activités que les joueurs doivent effectuer dans l'espace de transmission, comme par exemple certaines tâches domestiques ou ménagères. L'attachement et la loyauté à la guilde est une composante qui prédomine également.
C'est ainsi que les avatars peuvent générer un cadre de référence qui leur est propre au sein de l'espace de réception numérique, et ce indépendamment de ce qui se passe dans le cadre de l'espace de transmission physique. Que les avatars soient connectés ou non, la guilde vit. Et elle implique toute une série d'obligations qui sont parfois prioritaires.
Par ailleurs, certains entretiens effectués par Ghoul Samson[15] relatent des situations qui renforcent cette analyse. Plusieurs individus qui se sont initialement rencontrés en ligne via leur avatar et qui ont par la suite noué une relation amoureuse hors ligne décrivent leur histoire comme la continuité de cette relation numérique originelle.
Il ne s'agit pas pour eux d'évoquer une « première rencontre » dans l'espace physique. Et même si certains affirment avoir été surpris par l'apparence physique du joueur qui se trouvait derrière tel ou tel avatar, ils confirment que le passage du monde numérique au monde physique se fait naturellement :
Les gens ont une personnalité plutôt naturelle. Il n’y a aucune raison pour que cela change fondamentalement entre IRL ["in real life"] et le jeu, car au final, c’est la même chose : nous jouons avec d’autres personnes, et non avec des personnages (O., leader d'une guilde sur le serveur Cho'Gall cité dans Ghoul Samson, 2022).
Au départ de son terrain ethnographique, Ghoul Samson a relevé que la grande majorité des interactions ayant lieu dans l'espace numérique pouvaient se faire sans aucune référence à l'espace physique. C'est ce qui arrive lorsque tous les joueurs d'une guilde ne sont pas connectés en même temps, mais que leurs avatars échangeant néanmoins des informations. En ce sens, on peut parler d'un monde persistant de jeu de rôle qui fonctionne en permanence et dans lequel il se passe à tout moment des évènements. C'est pour cette raison que Lagneaux et Servais parlent d'un véritable univers parallèle[9].
C'est ainsi que la relation asymétrique entre l'espace de transmission analogique et l'espace de réception numérique doit être dépassée pour considérer une forme plus perméable de relation entre les deux types d'espace où joueurs et avatars s'influencent mutuellement. Chollet avait par ailleurs déjà montré que les avatars étaient en mesure d'influencer et de modifier la perspective que les joueurs avaient en entrant dans l'espace numérique tout en influençant leur vie dans l'espace physique[18].
Conclusion
[modifier | modifier le wikicode]Dans sa monographie dédiée à l'expérience de la spatialité et de la corporalité dans VRChat, Noémie Matagne parle d'un triple phénomène d'immersion, de projection et d'incarnation qui se produit chez les utilisateurs qui utlisent cette plateforme de monde virtuel en ligne[19] Cette analyse se prête également à l'univers de World of Warcraft (WoW), à quelque nuance près.
L’immersion est définie comme la sensation d’être présent. Un joueur est ainsi considéré comme « immergé » dès lors qu'il éprouve la sensation d'être pris dans l'espace numérique qu'il fréquente. À ce stade, la barrière qui sépare l'espace de réception (numérique) de l'espace de transmission (analogique) est encore poreuse et le joueur peut naviguer entre les deux espaces bien qu'il vive l'expérience virtuelle de manière engagée via son avatar. Ce phénomène est un préalable au processus de virtualisation du corps biologique évoqué plus haut et qui concerne de nombreux jeux vidéos (en ce compris WoW).
L'immersion peut donner lieu à un second phénomène que Matagne nomme la projection. Grâce à celle-ci, le joueur va pouvoir pénétrer à l'intérieur d'un espace numérique auquel il n'avait que partiellement accès. C'est à ce moment qu'un véritable processus de virtualisation du corps biologique opère via ce qu'on a appelé l'avatarisation qui transforme l'avatar du joueur en un alter ego (identification).
Dans WoW, l'identification du joueur à son avatar lui permet, par une sorte de « prolongement de soi »[20], de vivre des expériences et des interactions fortes qui peuvent impliquer certaines obligations morales. La projection est parfois telle que l'espace de transmission analogique est complètement occulté. On se rapproche alors du « worldness » décrit par Taylor[12] et qui fait de l'expérience vidéoludique une expérience esthétique ou phénoménologique, autrement dit une expérience vécue de l'intérieur qui prend toute sa mesure dans un troisième phénomène : l'incarnation.
L'incarnation apparaît lorsque les joueurs sont capables de ressentir dans leur corps biologique les divers stimuli sensoriels que leur avatar est censé recevoir. Cela se produit notamment dans les jeux de rôle sexuel en ligne où certains joueurs parlent de phantom touch pour référer cette capacité sensorielle un peu comparable au phénomène du membre fantôme. Soit un membre amputé dont on ressent toujours physiquement l'existence au travers de sensations.
L'incarnation est à distinguer de l'incorporation qui, comme on l'a dit, conçoit seulement une relation de prolongement de soi permettant d'interagir dans l'espace numérique. En effet, l'incarnation relève plutôt d'une relation de transfert qui peut aboutir à une véritable fusion entre corps biologique et corps numérique. Ce caractère fusionnel affaiblit par ailleurs la notion d'identification qui suggère un processus par lequel un joueur endosse l'identité de son avatar avec ses objectifs et ses attributs.
En d'autres termes, l'incarnation est une relation plus forte que l'incorporation qui suppose l'identification. Le fait que certains joueurs de WoW expérimentent ou non de telles relations fusionnelles est une question empirique que des recherches ethnographiques devraient éclairer. Quoiqu'il en soit, le processus de virtualisation des corps biologiques est un phénomène complexe et multidimensionnel qui touche de nombreux jeux vidéos, a fortiori les MMORPG comme WoW, comme en témoigne cet article au sujet des gamers qui préfèrent les avatars féminins.
Mots clefs
[modifier | modifier le wikicode]avatar - MMORPG - World of Warcraft - Wow - avatar-marionnette - avatar-mouvement - avatar-masque - personnage joueur - virtualisation - incorporation - corps virtuel - worldness - involvement - guilde - corps-avatar - mise en récit - interactionnisme symbolique - raids - dévotion - espace numérique - monde persistant - asymétrie - univers parallèle - espace de transmission - espace de réception - immersion - projection - incarnation - monde virtuel - prolongement de soi - fusion.
Références
[modifier | modifier le wikicode]- ↑ Tisseron, S. (2021). Avatars et incarnation. In S. Tisseron et F. Tordo (eds.), Comprendre et soigner l'homme connecté : Manuel de cyberpsychologie (pp. 157-164). Malakoff: Dunod.
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- ↑ Servais, O. (2020). Dans la peau des Gamers : Anthropologie d'une guilde de World of Warcraft. Paris : Karthala.
Questionnaire
[modifier | modifier le wikicode]Parmi les choix multiples de réponses aux questions, il peut y avoir une, plusieurs, toutes ou aucune réponses correctes.

