La liberté/Fiche/Textes d'étude

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Fiche mémoire sur les Textes d'étude
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Marc-Aurèle[modifier | modifier le wikicode]

La plupart des hommes cherchent la solitude dans les champs, sur des rivages, sur des collines. C’est aussi ce que tu recherches ordinairement avec le plus d'ardeur. Mais c’est un goût très vulgaire. Il ne tient qu’à toi de te retirer à toute heure au-dedans de toi-même. Il n'y a aucune retraite où un homme puisse être plus en repos et plus libre que dans l'intérieur de son âme; principalement s'il y a mis de ces choses précieuses qu'on ne peut revoir et considérer sans se trouver aussitôt dans un calme parfait, qui est, selon moi, l'état habituel d'une âme où tout a été mis en bon ordre et à sa place.

Jouis donc très souvent de cette solitude, et reprends-y de nouvelles forces. Mais aussi fournis-la de ces maximes courtes et élémentaires, dont le seul ressouvenir puisse dissiper sur-le-champ tes inquiétudes, et te renvoyer en état de soutenir sans trouble tout ce que tu retrouveras.

Car enfin, qu'est-ce qui te fait de la peine ? Est-ce la méchanceté des hommes ? Mais rappelle-toi ces vérités-ci : que tous les êtres pensants ont été faits pour se supporter les uns les autres; que cette patience fait partie de la justice qu’ils se doivent réciproquement; qu’ils ne font pas le mal parce qu’ils veulent le mal. D'ailleurs à quoi a-t-il servi à tant d'hommes, qui maintenant sont au tombeau, réduits en cendres, d’avoir eu des inimitiés, des soupçons, des haines, des querelles ? Cesse donc enfin de te tourmenter.

Te plains-tu encore du lot d'évènements que la cause universelle t'a départi ? Rappelle-toi ces alternatives de raisonnement : ou c’est la providence, ou c’est le mouvement fortuit des atomes qui t'amène tout; ou enfin il t'a été démontré que le monde est une grande ville...

Mais tu es importuné par les sensations du corps ? Songe que notre entendement ne prend point de part aux impressions douces ou rudes que l'âme animale éprouve, sitôt qu’il s’est une fois renfermé chez lui, et qu’il a reconnu ses propres forces. Au surplus, rappelle-toi encore tout ce qu'on t'a enseigné sur la volupté et la douleur, et que tu as reconnu pour vrai.

Mais ce sera peut-être un désir de vaine gloire qui viendra t'agiter. Considère la rapidité avec laquelle toutes choses tombent dans l'oubli; cet abîme immense de l'éternité qui t'a précédé et qui te suivra; combien un simple retentissement de bruit est peu de choses; la diversité et la folie des idées que l’on prend de nous; enfin la petitesse du cercle où ce bruit s'étend. Car la terre entière n'est qu'un point de l'univers; ce qui en est habité n'est qu'un coin du monde; et dans ce coin-là même, combien auras-tu de panégyristes, et de quelle valeur ?

Souviens-toi donc de te retirer ainsi dans cette petite partie de nous-mêmes. Ne te trouble de rien; ne fais point d'efforts violents ; mais demeure libre. Regarde toute chose avec une fermeté mâle, en homme, en citoyen, en être destiné à mourir. Surtout, lorsque tu feras dans ton âme la revue de tes maximes, arrête-toi sur ces deux : l'une, que les objets ne touchent point notre âme, qu’ils se tiennent immobiles hors d'elle, et que son trouble ne vient jamais que des opinions qu'elle se fait au-dedans; l'autre, que tout ce que tu vois va changer dans un moment, et ne sera plus ce qu’il était. N'oublie jamais combien il est arrivé déjà de révolutions, ou en toi, ou sous tes yeux.« Le monde n'est que changement; la vie n'est qu'opinion ».

Pensées, livre IV, art. 3

Épictète[modifier | modifier le wikicode]

1. De toutes les choses du monde, les unes dépendent de nous, les autres n'en dépendent pas. Celles qui en dépendent sont nos opinions, nos mouvements, nos désirs, nos inclinations, nos aversions; en un mot, toutes nos actions.

2. Celles qui ne dépendent point de nous sont le corps, les biens, la réputation, les dignités; en un mot, toutes les choses qui ne sont pas du nombre de nos actions.

3. Les choses qui dépendent de nous sont libres par leur nature, rien ne peut ni les arrêter, ni leur faire obstacle; celles qui n'en dépendent pas sont faibles, esclaves, dépendantes, sujettes à mille obstacles et à mille inconvénients, et entièrement étrangères.

4. Souviens-toi donc que, si tu crois libres les choses qui de leur nature sont esclaves, et propres à toi celles qui dépendent d'autrui, tu rencontreras à chaque pas des obstacles, tu seras affligé, troublé, et tu te plaindras des dieux et des hommes. Au lieu que si tu crois tien ce qui t'appartient en propre, et étranger ce qui est à autrui, jamais personne ne te forcera à faire ce que tu ne veux point, ni ne t'empêchera de faire ce que tu veux; tu ne te plaindras de personne; tu n'accuseras personne; tu ne feras rien, pas même la plus petite chose, malgré toi; personne ne te fera aucun mal, et tu n'auras point d'ennemi, car il ne t'arrivera rien de nuisible.

5. Aspirant donc à de si grands biens, souviens-toi que tu ne dois pas travailler médiocrement pour les acquérir, et que, en ce qui concerne les choses extérieures, tu dois entièrement renoncer aux unes, et remettre les autres à un autre temps. Car si tu cherches à les accorder ensemble, et que tu poursuives et ces véritables biens et les richesses et les dignités, peut-être n'obtiendras-tu même pas ces dernières, pour avoir désiré les autres; mais certainement tu manqueras d'acquérir les biens qui peuvent seuls faire ta liberté et ton bonheur.

6. Ainsi, devant toute imagination pénible, sois prêt à dire : «Tu n'es qu'une imagination, et nullement ce que tu parais.» Ensuite, examine-la bien, approfondis-la, et, pour la sonder, sers-toi des règles que tu as apprises, surtout de la première, qui est de savoir si la chose qui te fait de la peine est du nombre de celles qui dépendent de nous, ou de celles qui n'en dépendent pas; et si elle est du nombre de celles qui ne sont pas en notre pouvoir, dis-toi sans balancer : « Cela ne me regarde pas. »

Manuel (publié par Arrien au IIe siècle), Maxime I

Épictète[modifier | modifier le wikicode]

II. Souviens-toi que la fin de tes désirs, c’est d'obtenir ce que tu désires, et que la fin de tes craintes, c’est d’éviter ce que tu crains. Celui qui n'obtient pas ce qu’il désire est malheureux, et celui qui tombe dans ce qu’il craint est misérable. Si tu n'as donc de l'aversion que pour ce qui est contraire à ton véritable bien, et qui dépend de toi, tu ne tomberas jamais dans ce que tu crains. Mais si tu crains la mort, la maladie ou la pauvreté, tu seras misérable. Transporte donc tes craintes, et fais-les tomber des choses qui ne dépendent point de nous, sur celles qui en dépendent; et, pour tes désirs, supprime-les entièrement pour le moment. Car si tu désires quelqu’une des choses qui ne sont pas en notre pouvoir, tu seras nécessairement malheureux; et, pour les choses qui sont en notre pouvoir, tu n'es pas encore en état de connaître celles qu’il est bon de désirer. En attendant donc que tu le sois, contente-toi de rechercher ou de fuir les choses, mais doucement, toujours avec des réserves, et sans te hâter.

VIII. Ne demande point que les choses arrivent comme tu les désires, mais désire qu’elles arrivent comme elles arrivent, et tu prospéreras toujours.

XIV. Si tu veux que tes enfants et ta femme et tes amis vivent toujours, tu es fou; car tu veux que les choses qui ne dépendent point de toi en dépendent, et que ce qui est à autrui soit à toi. De même, si tu veux que ton esclave ne fasse jamais de faute, tu es fou; car tu veux que le vice ne soit plus vice, mais autre chose. Veux-tu n'être pas frustré dans tes désirs ? Tu le peux : ne désire que ce qui dépend de toi.

Le véritable maître de chacun de nous est celui qui a le pouvoir de nous donner ou de nous ôter ce que nous voulons ou ne voulons pas. Que tout homme donc, qui veut être libre, ne veuille et ne fuie rien de tout ce qui dépend des autres, sinon il sera nécessairement esclave.

XV. Souviens-toi que tu dois te conduire dans la vie comme dans un festin. Un plat est-il venu jusqu'à toi ? Étendant ta main avec décence, prends-en modestement. Le retire-t-on ? Ne le retiens point. N'est-il point encore venu ? N'étends pas au loin ton désir, mais attends que le plat arrive enfin de ton côté. Uses-en ainsi avec des enfants, avec une femme, avec les charges et les dignités, avec les richesses, et tu seras digne d’être admis à la table même des dieux. Et si tu ne prends pas ce qu'on t'offre, mais le rejettes et le méprises, alors tu ne seras pas seulement le convive des dieux, mais leur égal, et tu régneras avec eux. C’est en agissant ainsi que Diogène, Héraclite et quelques autres ont mérité d’être appelés des hommes divins, comme ils l'étaient en effet.

Manuel (publié par Arrien au IIe siècle), Maximes II, VIII, XIV et XV

Descartes[modifier | modifier le wikicode]

Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l’ordre du monde; et généralement, de m'accoutumer à croire qu’il n'y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées, en sorte qu'après que nous avons fait notre mieux touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est, au regard de nous, absolument impossible. Et ceci seul me semblait être suffisant pour m'empêcher de rien désirer à l'avenir que je n'acquisse, et ainsi pour me rendre content. Car notre volonté ne se portant naturellement à désirer que les choses que notre entendement lui représente en quelque façon comme possibles, il est certain que si nous considérons tous les biens qui sont hors de nous comme également éloignés de notre pouvoir, nous n'aurons pas plus de regret de manquer de ceux qui semblent être dus à notre naissance, lorsque nous en serons privés sans notre faute, que nous avons de ne posséder pas les royaumes de la Chine ou de Mexique; et que faisant, comme on dit, de nécessité vertu, nous ne désirerons pas davantage d’être sains, étant malades, ou d’être libres, étant en prison, que nous faisons maintenant d’avoir des corps d'une matière aussi peu corruptible que les diamants, ou des ailes pour voler comme les oiseaux.

Mais j'avoue qu’il est besoin d'un long exercice, et d'une méditation souvent réitérée, pour s'accoutumer à regarder de ce biais toutes les choses; et je crois que c’est principalement en ceci que consistait le secret de ces philosophes, qui ont pu autrefois se soustraire à l'empire de la fortune et, malgré les douleurs et la pauvreté, disputer de la félicité avec leurs dieux. Car, s'occupant sans cesse à considérer les bornes qui leur étaient prescrites par la nature, ils se persuadaient si parfaitement que rien n'était en leur pouvoir que leurs pensées, que cela seul était suffisant pour les empêcher d’avoir aucune affection pour d'autres choses; et ils disposaient d'elles si absolument, qu’ils avaient en cela quelque raison de s'estimer plus riches, et plus puissants, et plus libres, et plus heureux qu'aucun des autres hommes qui, n'ayant point cette philosophie, tant favorisés de la nature et de la fortune qu’ils puissent être, ne disposent jamais ainsi de tout ce qu’ils veulent.

Discours de la méthode (1637), troisième partie

Descartes[modifier | modifier le wikicode]

Pour ce qui est du libre arbitre, je suis complètement d'accord avec ce qu'en a écrit le Révérend Père. Et, pour exposer plus complètement mon opinion, je voudrais noter à ce sujet que l'indifférence me semble signifier proprement l'état dans lequel est la volonté lorsqu'elle n’est pas poussée d'un côté plutôt que de l'autre par la perception du vrai ou du bien; et c’est en ce sens que je l'ai prise lorsque j’ai écrit que le plus bas degré de la liberté est celui où nous nous déterminons aux choses pour lesquelles nous sommes indifférents. Mais peut-être que d'autres entendent par indifférence une faculté positive de se déterminer pour l'un ou l'autre de deux contraires, c'est-à-dire pour poursuivre ou pour fuir, pour affirmer ou pour nier. Cette faculté positive, je n'ai pas nié qu'elle fût dans la volonté. Bien plus, j’estime qu'elle y est, non seulement dans ces actes où telle n’est pas poussée par des raisons évidentes d'un côté plutôt que de l'autre, mais aussi dans tous les autres; à ce point que, lorsqu'une raison très évidente nous porte d'un côté, bien que, moralement parlant, nous ne puissions guère aller à l'opposé, absolument parlant, néanmoins, nous le pourrions. En effet, il nous est toujours possible de nous retenir de poursuivre un bien clairement connu ou d'admettre une vérité évidente, pourvu que nous pensions que c’est un bien d'affirmer par là notre libre-arbitre. De plus, il faut remarquer que la liberté peut être considérée dans les actions de la volonté avant l'accomplissement ou pendant l'accomplissement. Considérée dans ces actions avant l'accomplissement, elle implique l'indifférence prise au second sens, et non au premier. Et bien que nous puissions dire, quand nous opposons notre propre jugement aux commandements des autres, que nous sommes plus libres de faire les choses pour lesquelles rien ne nous a été prescrit par les autres et dans lesquelles il nous est permis de suivre notre propre jugement que de faire celles qui nous sont interdites, nous ne pouvons pas dire de la même façon, quand nous opposons les uns aux autres nos jugements ou nos connaissances, que nous sommes plus libres de faire les choses qui ne nous semblent ni bonnes ni mauvaises, ou dans lesquelles nous voyons autant de bien que de mal que de faire celles où nous voyons beaucoup plus de bien que de mal. Une plus grande liberté consiste en effet ou bien dans une plus grande facilité de se déterminer, ou bien dans un plus grand usage de cette puissance positive que nous avons de suivre le pire, tout en voyant le meilleur. Si nous prenons le parti où nous voyons le plus de bien, nous nous déterminons plus facilement; si nous suivons le parti contraire, nous usons davantage de cette puissance positive; ainsi, nous pouvons toujours agir plus librement dans les choses où nous voyons plus de bien que de mal, que dans les choses appelées par nous indifférentes. En ce sens on peut même dire que les choses qui nous sont commandées par les autres et que sans cela nous ne ferions point de nous-mêmes, nous les faisons moins librement que celles qui ne nous sont pas commandées; parce que le jugement qu’elles sont difficiles à faire est opposé au jugement qu’il est bon de faire ce qui est commandé, et, ces deux jugements, plus ils nous meuvent également, plus ils mettent en nous d'indifférence prise au premier sens. Considérée maintenant dans les actions de la volonté pendant qu’elles s'accomplissent, la liberté n'implique aucune indifférence, qu'on la prenne au premier ou au deuxième sens; parce que ce qui est fait ne peut pas demeurer non fait, étant donné qu'on le fait. Mais elle consiste dans la seule facilité d'exécution, et alors, libre, spontané et volontaire ne sont qu'une même chose. C’est en ce sens que j’ai écrit que je suis porté d'autant plus librement vers quelque chose que je suis poussé par plus de raisons, car il est certain que notre volonté se meut alors avec plus de facilité et plus d'élan.

Lettre au P. Mesland du 9 février 1643

Spinoza[modifier | modifier le wikicode]

J'en conviens, les affaires humaines iraient beaucoup mieux s'il était également au pouvoir de l'homme de se taire ou de parler. Mais l'expérience montre assez et au-delà que les hommes n'ont rien moins en leur pouvoir que leur langue, et qu’ils ne peuvent rien moins que de régler leurs désirs ; d'où vient que la plupart croient que nous n'agissons librement qu’à l'égard des choses que nous désirons modérément, parce que le désir de ces choses peut être facilement contrarié par le souvenir d'une autre chose dont nous nous souvenons souvent ; mais que nous ne sommes pas du tout libres à l'égard des choses que nous désirons vivement et qui ne peut être apaisé par le souvenir d'une autre chose. Mais, en vérité, s'ils ne savaient par expérience que nous accomplissons plus d'un acte dont nous nous repentons ensuite, et que souvent par exemple quand nous sommes partagés entre des sentiments contraires nous voyons le meilleur et suivons le pire, rien ne les empêcherait de croire que nous agissons toujours librement. C’est ainsi qu'un petit enfant croit désirer librement le lait, un jeune garçon en colère vouloir se venger, et un peureux s'enfuir.

Un homme ivre aussi croit dire d’après un libre décret de l'esprit ce que, revenu à son état normal, il voudrait avoir tu ; de même le délirant, la bavarde, l'enfant et beaucoup de gens de même farine croient parler selon un libre décret de l'esprit, alors que pourtant ils ne peuvent contenir leur envie de parler.

L'expérience elle-même n'enseigne donc pas moins clairement que la raison qu’ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes par lesquelles ils sont déterminés ; elle montre en outre que les décrets de l'esprit ne sont rien en dehors des appétits mêmes, et sont par conséquent variables selon l'état variable du corps.

L'Éthique

Spinoza[modifier | modifier le wikicode]

On croit que l'esclave est celui qui agit sur commandement d'autrui, et que l'homme libre est celui qui se conduit selon son propre gré. Mais cela n’est pas absolument vrai. En réalité, celui qui se laisse entraîner par son seul plaisir, au point de ne plus voir ni faire rien de ce qui lui serait utile, est soumis au plus grand esclavage, et seul est libre celui qui vit volontairement sous la conduite de la raison. Quant à l'action commandée, c'est-à-dire l'obéissance, elle ôte bien d'une certaine manière la liberté, mais ce n’est pas cela qui rend immédiatement esclave, c’est la raison de l'action. Si la fin de l'action n’est pas l'utilité de l'agent lui-même, mais de celui qui le commande, alors l'agent est esclave et inutile à soi-même. Mais dans un état et sous un pouvoir où la loi suprême n’est pas le salut de celui qui commande, mais le salut du peuple tout entier, celui qui se soumet au pouvoir souverain doit être dit non pas esclave inutile à soi, mais sujet. Ainsi l'état le plus libre est celui qui se soumet en tout à la droite raison, car chacun, s'il le veut, peut y être libre, c'est-à-dire y vivre volontairement sous la conduite de la raison.

Rousseau[modifier | modifier le wikicode]

Je ne vois dans tout animal qu'une machine ingénieuse, à qui la nature a donné des sens pour se remonter elle-même, et pour se garantir, jusqu'à un certain point, de tout ce qui tend à la détruire, ou à la déranger. J'aperçois précisément les mêmes choses dans la machine humaine, avec cette différence que la nature seule fait tout dans les opérations de la bête, au lieu que l'homme concourt aux siennes, en qualité d'agent libre. L'un choisit ou rejette par instinct, et l'autre par un acte de liberté; ce qui fait que la bête ne peut s'écarter de la règle qui lui est prescrite, même quand il lui serait avantageux de le faire, et que l'homme s'en écarte souvent à son préjudice. C’est ainsi qu'un pigeon mourrait de faim près d'un bassin rempli des meilleures viandes, et un chat sur des tas de fruits, ou de grain, quoique l'un et l'autre pût très bien se nourrir de l'aliment qu’il dédaigne, s'il s'était avisé d’en essayer. C’est ainsi que les hommes dissolus se livrent à des excès, qui leur causent la fièvre et la mort, parce que l'esprit déprave les sens, et que la volonté parle encore, quand la nature se tait.

Tout animal a des idées puisqu’il a des sens; il combine même ses idées jusqu'à un certain point, et l'homme ne diffère à cet égard de la bête que du plus au moins. Quelques philosophes ont même avancé qu’il y a plus de différence de tel homme à tel homme que de tel homme à telle bête; ce n'est donc pas tant l'entendement qui fait parmi les animaux la distinction spécifique de l'homme que sa qualité d'agent libre. La nature commande à tout animal, et la bête obéit. L'homme éprouve la même impression, mais il se reconnaît libre d'acquiescer, ou de résister; et c’est surtout dans la conscience de cette liberté que se montre la spiritualité de son âme : car la physique explique en quelque manière le mécanisme des sens et la formation des idées; mais dans la puissance de vouloir ou plutôt de choisir, et dans le sentiment de cette puissance, on ne trouve que des actes purement spirituels, dont on n'explique rien par les lois de la mécanique.

Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1755), 1ère partie

Condorcet[modifier | modifier le wikicode]

Un homme se présente à moi, et me dit : Donnez-moi une telle somme, et je serai votre esclave. Je lui délivre la somme, il l'emploie librement (sans cela le marché serait absurde); ai-je le droit de le retenir en esclavage ? J'entends lui seul; car il est bien clair qu’il n'a pas eu le droit de me vendre sa postérité; et quelle que soit l'origine de l'esclavage du père, les enfants naissent libres.

Je réponds que dans ce cas-là même, je ne puis avoir ce droit. En effet, si un homme se loue à un autre homme pour un an, par exemple, soit pour travailler dans sa maison, soit pour le servir, il a formé avec son maître une convention libre, dont chacun des contractants a le droit d'exiger l'exécution. Supposons que l'ouvrier se soit engagé pour la vie : le droit réciproque entre lui et l'homme à qui il s'est engagé doit subsister comme pour une convention à temps. Si les lois veillent à l'exécution du traité; si elles règlent la peine qui sera imposée à celui qui viole la convention; si les coups, les injures du maître sont punies par des peines ou pécuniaires ou corporelles (et pour que les lois soient justes, il faut que, pour le même acte de violence, pour le même outrage, la peine soit aussi la même pour le maître et pour l'homme engagé); si les tribunaux annulent la convention dans le cas où le maître est convaincu ou d'excéder de travail son domestique, son ouvrier engagé, ou de ne pas pourvoir à sa subsistance; si lorsque après avoir profité du travail de sa jeunesse, son maître l'abandonne, la loi condamne ce maître à lui payer une pension : alors cet homme n'est point esclave. Qu'est-ce en effet que la liberté considérée dans le rapport d'un homme à un autre ? C’est le pouvoir de faire tout ce qui n’est pas contraire à ses conventions; et dans le cas où l’on s'en écarte, le droit de ne pouvoir être contraint à les remplir, ou puni d'y avoir manqué, que par un jugement légal. C’est enfin le droit d'implorer le secours des lois contre toute espèce d'injure ou de lésion. Un homme a-t-il renoncé à ses droits; sans doute alors il devient esclave : mais aussi son engagement devient nul par lui-même, comme l'effet d'une folie habituelle, ou d'une aliénation d'esprit causée par la passion ou l'excès du besoin. Ainsi, tout homme qui, dans ses conventions, a conservé les droits naturels que nous venons d'exposer, n’est pas esclave; et celui qui y a renoncé, ayant fait un engagement nul, est aussi en droit de réclamer sa liberté, que l'esclave fait par la violence : il peut rester le débiteur, mais seulement le débiteur libre de son maître.

Il n'y a donc aucun cas où l'esclavage, même volontaire dans son origine, puisse n'être pas contraire au droit naturel.

Réflexions sur l'esclavage des Nègres (1781), chap. IV

Kant[modifier | modifier le wikicode]

Il n'y a personne, pas même le scélérat le plus consommé, pour peu qu’il soit habitué à faire usage de sa raison, qui, lorsqu'on lui propose des exemples de loyauté dans les desseins, de persévérance dans la pratique des bonnes maximes, de sympathie et de bienveillance universelle (en y joignant même de grands sacrifices d'avantages et de commodités), ne souhaite aussi par lui-même ces dispositions. Ses inclinations et ses penchants l'empêchent seuls d'y parvenir, mais il n'en souhaite pas moins d’être libre de ces inclinations qui lui pèsent à lui-même. Il prouve donc par là qu’il se transporte en pensée, avec une volonté libre des impulsions de la sensibilité, dans un ordre de choses totalement différent de celui de ses désirs dans le champ de la sensibilité, car, en formant un tel souhait, il ne peut attendre la satisfaction de quelqu’un de ses désirs, ou de quelqu’une de ses inclinations réelles ou imaginables (puisqu’il ôterait par là toute sa supériorité à l’idée qui lui arrache ce souhait), mais seulement une plus grande valeur intérieure de sa personne. Or il croit être cette personne meilleure, lorsqu’il se place au point de vue d'un membre de ce monde intelligible, auquel il se voit involontairement soumis par l’idée de la liberté, c'est-à-dire de l'indépendance à l'égard de toutes les causes déterminantes du monde sensible, et de ce point de vue il a conscience d'une bonne volonté, qui, de son propre aveu, est, pour la volonté mauvaise qu’il manifeste, en tant que membre du monde sensible, la loi dont il reconnaît l'autorité, tout en la violant. Ainsi, comme membre d'un monde intelligible, il veut nécessairement ce qu’il doit moralement, et il ne distingue le devoir du vouloir qu'autant qu’il se considère comme faisant partie du monde sensible.

Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785

Merleau-Ponty[modifier | modifier le wikicode]

Il y a (...) deux vues classiques. L'une consiste à traiter l'homme comme le résultat des influences physiques, physiologiques et sociologiques qui le détermineraient du dehors et feraient de lui une chose entre les choses. L'autre consiste à reconnaître dans l'homme, en tant qu’il est esprit et construit la représentation des causes mêmes qui sont censées agit sur lui, une liberté acosmique. D'un côté l'homme est une partie du monde, de l'autre il est conscience constituante du monde. Aucune de ces deux vues n'est satisfaisante. À la première on opposera toujours (... ) que, si l'homme était une chose entre les choses, il ne saurait en connaître aucune, puisqu’il serait, comme cette chaise ou comme cette table, enfermé dans ses limites, présent en un certain lieu de l'espace et donc incapable de se les représenter tous. Il faut lui recon-naître une manière d’être très particulière, l'être intentionnel, qui consiste à viser toutes choses et à ne demeurer en aucune. Mais si l’on voulait conclure de là que, par notre fond, nous sommes esprit absolu, on ren-drait incompréhensibles nos attaches corporelles et sociales, notre insertion dans le monde, on renoncerait à la condition humaine.

Sartre[modifier | modifier le wikicode]

Si l'homme est ce qu’il est, la mauvaise foi est à tout jamais impossible et la franchise cesse d’être son idéal pour devenir son être : mais l'homme est - il ce qu’il est et, de manière générale, comment peut - on être ce qu'on est, lorsqu'on est comme conscience d’être ? Si la franchise, ou sincérité, est une valeur universelle, il va de soi que sa maxime : il faut être ce qu'on est ne sert pas uniquement de principe régulateur pour les jugements et les concepts par lesquels j’exprime ce que je suis. Elle pose non pas simplement un idéal du connaître mais un idéal d'être, elle nous propose une adéquation absolue de l'être avec lui-même comme prototype d'être. En ce sens il faut nous faire être comme nous sommes. Mais que sommes - nous donc si nous avons l'obligation constante de nous faire être ce que nous sommes, si nous sommes sur le mode du devoir être ce que nous sommes ? Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d'un pas un peu trop vif, il s'incline avec un peu trop d'empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d'imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d'on ne sait quel automate, tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule, en le mettant dans un équilibre perpétuellement instable et perpétuellement rompu, qu’il rétablit perpétuellement d'un mouvement léger du bras et de la main. Toute sa conduite nous semble un jeu. Il s'applique à enchaîner ses mouvements comme s'ils étaient des mécanismes se commandant les uns les autres, sa mimique et sa voix même semblent des mécanismes : il se donne la prestesse et la rapidité impitoyable des choses. Il joue, il s'amuse. Mais à quoi donc joue-t-il ? Il ne faut pas l'observer longtemps pour s'en rendre compte : il joue à être garçon de café.

L'être et le néant